Forum confiance
 
 
Henri Prévot

La société de confiance

de Alain Peyrefitte (Odile Jacob, 1995)

Brèves notes de lecture

Le lecteur très pressé peut lire la table des matières, et les notes de lecture de la quatrième de couverture, la conclusion  et le chapitre Pour une éthologie de la confiance.

Commentaire: Ce livre a pour objet de discerner les facteurs du développement. L'auteur y voit un ensemble de traits de comportements individuel et social qu'il désigne par l'expression  "éthos de la confiance". Cette quête inquiète des ressorts du développement est passionnante, d'autant plus qu'elle se nourrit d'une large culture et de références multiples aux éconmistes, aux historiens, aux sociologues et jusqu'aux sépcialistes des sciences du cerveau. Mais l'analyse de ce qui est à la source de cette "éthos de la confiance" montre que la réflexion sur le sujet n'est pas achevée  : l'auteur attribue les caractères d'une société de développement( initiative individuelle, prise de risque, goût de l'innovation) à ce qu'il appelle, faute de mieux, comme il le reconnaît lui-même, la "confiance", mais sans nous dire d'où vient cette confiance.

Des notes de lecture deux fois plus abondantes sont disponibles.  Dans ces notes plus brèves (15 pages), nous avons privilégié ce qui touche à la "confiance" ; en particulier nous avons reproduit mot à mot le passage intitulé "l'éthos de la confiance" (page 12). Nous avons aussi relativement développé ce qui traite du prêt et du taux d'intérêt.
 
 
 

Table des matières

Quatrième de couverture
Avant-propos
Introduction
Première partie : avant la divergence

A la recherche des origines : "décollage" ou "divergence" ? /   Etat des lieux de la chrétienté  occidentale /  après la Grande Peste ou faire autant avec moins d'hommes /  sous le signe de Gutenberg /  le moment d'Erasme
Deuxième partie : la divergence religieuse
sous le regard de l'Eglise / le tabou sur le prêt d'argent / les tolérances incertaines / Calvin ou la distinction libératrice / La permanence d'une tabou / Le concile de la fermeture
Troisième partie : la divergence du développement
Concomitance ambiguë entre deux bouleversements /  le décollage anglais : la dispute du commencement /  la divergence coloniale /  le déclin espagnol /  France Angleterre : la divergence de l'innovation / où le mercantilisme bifurque / France-Angleterre : les suites politiques de la divergence /  Réforme et Contre-Réforme / migrations et développement
Quatrième partie : regards contemporains sur la divergence
regards sur les pays du Nord / regards sur l'Espagne /  L'exaltation du marchand / L'obsession de la dérogeance /  La question religieuse / Devant le "mal français" / Penser la liberté : Spinoza, Locke
Cinquième partie : Impasses des théories du développement
Adam Smith : une théorie non libérale de la liberté économique /  Marx : penser l'échange ou refuser de le penser / Marx : l'édifice de la défiance / L'approche de Max Weber de la divergence occidentale / Braudel ou l'histoire sans acteurs
Sixième partie : Eglise catholique et modernité économique

Septième partie : une éthologie de la confiance

Jalons pour une découverte de la confiance / Bastiat : psychologie du commerce et psychose de l'Etat / Schumpeter : la personne au centre /  Hayek : l'éloge du bricolage /  Quand les économistes découvrent une inconnue : le mental / Anthropologie du développement / Lorentz : une éthologie de l'être inachevé.  Chap. 8- Pour une éthologie de la confiance
Conclusion - Un combat pour demain
 

Quatrième de couverture (extraits)

Qu'est-ce que le développement ? Qu'est-ce qui permet la modernité, le progrès la croissance ? Depuis Adam Smith et Karl Marx jusqu'à Weber et Fernand Braudel, on n'a cessé de s'interroger sur les causes de la "richesse des nations" ou de leur pauvreté. La plupart de penseurs ont privilégié les explications matérielles : capital, travail, ressources naturelles, climat. Et si les mentalités et les comportements constituaient le principal facteur du développement - ou du sous-développement ?

Pour évaluer la fécondité de cette hypothèse, Alain Peyrefitte propose de revisiter l'histoire de la chrétienté occidentale, du XVème ou XVIII siècles. Il montre en particulier que le développement en Europe trouve sa source dans ce qu'il appelle un "éthos de confiance" - disposition d'esprit qui a bousculé des tabous traditionnels et favorisé l'innovation, la mobilité, la compétition, l'initiative rationnelle et responsable.

N'est-ce pas précisément, aujourd'hui, cette confiance qu'il nous faut retrouver ? Comment ?

Dans l'avant-propos

Quelle est ma conviction ? Que le lien social le plus fort et le plus fécond est celui qui repose sur la confiance réciproque - entre un homme et une femme, entre les parents et leurs enfants, entre le chef et les hommes qu'il conduit, entre citoyens d'une même partie, entre le malade et son médecin, entre les élèves et l'enseignant, entre un prêteur et un emprunteur, entre l'entreprenant et ses commanditaires - tandis qu'à l'inverse, la défiance stérilise.

C'est la connaissance du tiers monde qui m'a convaincu que le Capital et le Travail étaient en réalité des facteurs secondaires. Le facteur principal est le facteur culturel. Comment en prouver l'existence ? En recherchant quel a été le facteur déclenchant du progrès en Europe ? En examinant la chrétienté occidentale au XVIème siècle, on est amené à conclure à une quasi-égalité des chances, avec une avance certaine pour le Midi. Rien ne laisse alors prévoir l'essor des nations qui se rallieront à l'une des Réformes protestantes ni le déclin relatif, voire absolu, des nations qui resteront "romaines". Cela ne permet pas de faire de la religion protestante la cause du progrès ; j'y vois plutôt une affinité élective entre un comportement socio-économique et un choix confessionnel. La société de défiance est une société gagnant perdant ; la société de confiance est une société en expansion gagnant-gagnant. Toute société possède à la fois ces deux traits ; ce qui donne le ton, c'est l'élément dominant. Que les trop rares peuples qui ont su accomplir cette révolution culturelle puissent- se montrer ni fils ingrats, ni fils prodigues, et mieux comprendre le pourquoi de leur réussite, non pour s'en réserver le privilège, mais pour en garder vivante la force exemplaire…

Introduction

La distorsion qui fait l'objet du présent ouvrage nous met à l'abri de la tentation de considérer que les pays d'Europe sont seuls aptes au développement. Elle oppose à partir de la Renaissance et de la Réforme, en Europe de l'Ouest, pays latins et nations protestantes. Jusqu'au XVI ème siècle : même race, même culture, même maillage féodal tempéré par le même éclosions des franchises municipales. en quelques décennies, le paysage bascule. 

Ernest Labrousse, après tant d'autres, affirmait que "le mental retarde sur le social" et "le social sur l'économique". Nous proposons d'inverser les rôles. Notre hypothèse et que le ressort du développement réside en définitive dans la confiance accordée à l'initiative personnelle, à une liberté qui connaît ses contreparties, ses devoirs, ses limites, bref sa responsabilité, c'est dire sa capacité à répondre d'elle-même. Mais le progrès perpétuel n'existe pas.

Du côté du développement, la valeur centrale est la liberté. Comme pratique, elle s'affirme d'abord dans le domaine religieux. Les textes les plus intéressants pour notre exploration sont ceux qui relient cette idée de la tolérance à un ensemble de valeurs politiques, sociales et économiques, qui sont celles d'une société de développement. Les acteurs du développement vivent la liberté sans chercher à la définir. Cependant les philosophes ont du mal à en faire la théorie. La théorie d'Adam Smith laisse sur sa faim, avec l'impression d'une immense machinerie où se perd le sens vécu de la liberté. Marx, en refusant à la fois l'échange, le marché, la liberté, la sociabilité, la confiance a le mérite de suggérer la force du lien qui unit ces valeurs.

Le premier qui ait véritablement exploré les ressorts mentaux de la mentalité économique est Bastiat. Nombre d'économistes ont cherché à mettre le développement en équation. A côté des facteurs capital et travail, il fallut admettre l'intervention d'un facteur résiduel, et se résoudre à y englober des variables complexes qui ne pouvaient se résumer qu'en un mot : culture. Ruffié, Lorentz suggèrent que l'homme d'avant le développement et l'homme d'après, ont le même potentiel ; ils diffèrent seulement dans sa mobilisation.

Première partie : avant la divergence

Alain Peyrefitte rappelle les jalons du développement en Europe : Venise, les foires, la Hanse, le progrès de l'agriculture, l'ordonnance sur la monnaie royale de Saint Louis en 1262 (apparaît pour la première fois l'Etat souverain dans le domaine économique en même temps qu'un commencement d'unification monétaire) puis l'expulsion de France des banquiers, la Grande Peste 

En 1072, Venise avait inventé le contrat de colleganza, contrat d'association entre un prêteur et un exploitant ; un siècle plus tard Gênes fait de même avec le contrat de commenda. On pratique la vente à terme à prix majoré, pour contourner l'interdiction du prêt à intérêt. 

Le XV ème siècle naît sous le signe de la circulation métallique : la taula de Cambis à Barcelone, imitée par Francfort puis par Gênes ; puis la Bourse de Bruges. Le fait nouveau est l'endossement de la lettre de change : une obligation contractuelle (dette d'argent) peut se transférer à d'autres parties.

L'esprit médiéval est-il, en soi, anti-économique ? Certes non. 

Au dessus des villes et des campagnes, commence de se structurer un pouvoir nouveau venu, celui des souverains d'Etats petits et grands ; la montée de ce pouvoir est accueillie avec méfiance. En France, cette mainmise politique a commencé sous Philippe le Bel et Charles VI, essentiellement sous la forme de la fiscalité. Avec Louis XI l'économie apparaît comme un moyen de la puissance, laquelle demeure d'essence territoriale. Et force et de constater que les foyers économiques, s'ils ne sont pas appuyés sur un véritable Etat, sont condamnés à disparaître, ou, du moins, vite relégués au second plan.

Les pestes qui ravagèrent la chrétienté à partir de 1348, Pierre Chaunu les désigne comme le "plus grand cataclysme de l'histoire". Les morts se comptent par millions.

Du côté des "arts et métiers", les corporations ne parviennent pas à bloquer le progrès. C'est au XV ème siècle qu'apparaissent l'esprit d'entreprise, l'individualisme, la concurrence en marge de la réglementation et de l'inhibition hiérarchique des corporations.

Le prélude médiéval ne fait pas apparaître d'inégalités flagrantes ou irréversibles dans la répartition des potentiels manufacturiers entre Nord et Sud, Est et Ouest.

A la fin du Moyen Age, l'Europe manufacturière reste marginale mais, dans le Nord, on voit apparaît une innovation radicale, le haut fourneau, innovation que le sud refusera pendant deux cents ans. Le textile est une industrie essentiellement autarcique, sauf autour de quelques grandes villes du Nord.

On assiste à une certaines spécialisation des villes, ce qui intensifie les échanges. La ville devient un nœud de relations commerciales et financières, cela sous la tutelle politique : Jakob Fugger le Riche échange ses prêts contre des monopoles ;en Angleterre Elisabeth appuie énergiquement ses merchant adventurers.

L'imprimerie débutante, en 1470, connut un succès égal dans toute l'Europe. Mais dès le début du XVI ème siècle, la Réforme semble la mobiliser davantage. La relation entre alphabétisation et esprit de la Réforme apparaît moins comme une corrélation mécanique de cause à effet ou de condition à conséquence que comme une affinité de mentalité.

Le moment d'Erasme : Erasme a proclamé son attachement et sa fidélité à l'Eglise catholique tout en voulant rester un esprit libre. "Amoureux de la liberté", Erasme prône une religion fondée sur la confiance et non l'humiliation, la compétence et non l'autorité, l'émulation et non le monopole, la comparaison et non la violence, "l'esprit humain commandant à lui-même" et non la hiérarchie, l'innovation et non la tradition, l'indépendance intellectuelle et non la soumission. Face à cela, il y eu comme une réaction panique. 

Deuxième partie : la divergence religieuse

Quel fut le rôle de l'Eglise omniprésente, vigilante, sûre d'elle-même, méfiante à l'égard des premiers ressorts du développement.

On a peine aujourd'hui à mesure la puissance d'inhibition dont elle disposait ; elle avait par exemple jeté des anathèmes ou des réprobations sur le lin, les mouchoirs, le vin, la musique profane. Elle accepte le commerce mais en récuse les valeurs. L'équilibre se cherche à travers la notion de "bien commun". Le commerce y concourt, soit ! Mais à l'inverse, le service du bien commun autorise l'intervention de l'autorité dans l'économie.

St Thomas a beaucoup réfléchi à la notion de "juste prix" : "ce qui a été établi pour l'utilité commune ne doit pas être plus onéreux pour l'un que pour l'autre". Il établit sans la moindre ambiguïté, en termes d'une surprenante modernité, un point capital pour la société marchande ; le "juste prix" d'une marchandise est "fixé légitimement entre acheteur et vendeur par une commune estimation", ce qui implique complète liberté de leur part, à l'exclusion de tout monopole, de toute coalition de ceux qui détiennent la marchandise" comme aussi de toute baisse artificielle des prix en vue d'éliminer un concurrent. Quant au négoce et au profit, St Thomas distingue deux sortes d'échanges. L'un "quasi naturel et nécessaire", vise à la satisfaction du ménage et de la cité. "Mais l'autre espèce d'échange, soit d'argent contre de l'argent, soit des biens quelconques contre de l'argent a pour objet non les choses nécessaires à la vie mais le profit. L'échange du second genre est blâmable, parce qu'en soi, il sert la soif du gain, qui ne connaît pas de borne et tend à l'infini. Ainsi, le négoce considéré en soi a un caractère honteux puisqu'il ne comporte pas une finalité honnête ni nécessaire". Par sa rigueur intellectuelle, Thomas renforce l'incompatibilité entre doctrine catholique et intérêt économique, tout en notant que les lois civiles ne sont pas faites seulement pour les gens vertueux, mais pour éviter la destruction de la société.

Beaucoup plus tard Montaigne : "Le profit de l'un est dommage de l'autre". 

L'Eglise interdit le prêt d'argent, désigné du nom odieux d'usure. Elle n'est pas la seule. Le prêt d'argent rémunéré a presque universellement suscité la répulsion. La Bible, la Politique d'Aristote, le Coran condamnent le prêt, quels que soient la forme et le taux d'intérêt perçu. Cette condamnation a partie liée avec une conception de la vie économique qui est celle d'un espace clos - domestique, local, domanial, féodal, national : celle d'une jeu à somme nulle, où seule la production matérielle crée la richesse et fonde la valeur.

Le Deutéronome interdit le prêt rémunéré entre Juifs mais l'autorise à un non-juif. En rappelant la parole du Christ, "ne redemandez pas votre bien à celui qui vous l'emprunte", l'Eglise en fait un appel à la sainteté et ne demande pas qu'on en fasse une loi. Par contre, elle mène une guerre sans merci au prêt à intérêt. St Thomas reconnaît l'obligation de remboursement et la légitimité d'un gage ; quant au risque de non remboursement, il ne peut pas être compensé a priori. St Thomas distingue le simple prêt d'argent, qui ne doit pas porter intérêt, et l'apport d'argent confié à une entrepreneur dont il est légitime d'attendre un revenu.

Cette conception de l'argent prêté, comme bien à consommer et non comme outil, est un trait fondamental qui distingue la mentalité économique archaïque de la mentalité économique moderne. 

Philippe le Bel, au début du XIVème siècle prend des ordonnances qui se réfèrent à l'interdit religieux mais limite la répression aux taux supérieurs à 20 %, sans pour autant lever l'interdiction de principe. La différence entre le prêt de consommation et le prêt de production est pratiquée dans les faits. L'Eglise à son tour est sensible aux pressions de sorte que l'on peut dire que l'obstacle était plus dans les mentalités que dans l'Eglise. D'ailleurs les interdictions ont stimulé, pour y échapper, une imagination qui s'est révélée créatrice et, pour Keynes, le maintien de faibles taux d'intérêts rendait possible une "incitation suffisante à investir". 

C'est Calvin qui fut le premier à réinterpréter la Bible, affirmant que la loi divine n'interdit pas l'usure et que la loi naturelle la permet. L'argent n'est pas stérile. "Il n'y a ni puissance, ni industrie ou dextérité qu'on ne doive reconnaître venue de Dieu". L'économie du salut n'est pas contraire à l'économie politique. Même si elles ne se confondent pas, elles se rejoignent : il y a là une vraie révolution mentale. Calvin fonde une éthique du travail. On est très loin de l'inanité de l'explication de Max Weber par la prédestination ou par l'ascèse rationnelle. La foi calviniste n'est pas une "inquiétude de l'âme", mais la quête d'une paix, d'une "confiance" délivrant la conscience des scrupules qui la "brident et la mettent aux liens". Calvin a déplacé la mentalité économique du partage des richesses vers la création des richesses. 

Sans doute Calvin n'avait-il qu'enfoncé une porte entrouverte, si l'on songe que dès le XIV ème siècle, la scolastique s'ingéniait à rendre possible le prêt à intérêt. Mais parce qu'il l'avait enfoncée avec insolence et fracas, Rome s'employa à la refermer. Le catéchisme du Concile de Trente (1566) n'y va pas par quatre chemins : "L'usure fut toujours un crime très grave et très odieux, même chez les païens. … Qu'est-ce que de prêter avec usure? Qu'est-ce que de tuer un homme ? Il n'y a pas de différence". 

On le voit, pendant des siècles se sont affrontées deux options anthropologiques fondamentales, si fondamentales qu'il ne faut pas tout imputer aux législateurs - Rome ou Calvin. Les édits royaux en France s'appuient sur des préjugés populaires. Le refus de l'usure est le reflet d'un idéal d'auto-subsistance. Pour Turgot, la source du préjugé des théologiens est dans la nature des hommes. Car, "quoiqu'il soit doux de trouver à emprunter, il est dur d'être obligé de rendre". L'argent est à la fois maudit et convoité. L'on commit des boucs émissaires au service de l'argent et l'on tira profit de leur flétrissure sans en être touché.

La Contre-Réforme ne se résuma pas à une période de lutte contre la Réforme ; elle fut marquée par un vigoureux renouveau religieux, "une puissante vague de ferveur populaire". Le catholicisme a su rencontrer l'adhésion intime et profonde de dizaines de millions d'hommes et de femmes. Il n'empêche : le catholicisme d'après Luther et Calvin n'est pas le même qu'avant. Il s'est durci au feu du combat..

St Vincent de Paul professe la confiance en la Providence à l'exclusion de la confiance dans sa créature. Pourtant le Père Nicolas de Sault, un siècle plus tard, reprenant les nuances thomistes écrivait : "Dieu ne prétend pas rendre les lumières qu'il nous a données inutiles par le soin qu'il a de nous". St Thomas précisait : "la confiance nous fait nous confier à nous-mêmes, mais dans la soumission à Dieu". La confiance placée ailleurs qu'en Dieu est condamnée et l'activité lucrative est condamnée.

Troisième partie : la divergence du développement

La seconde moitié du XVIème siècle voit Amsterdam prendre la tête de l'Europe commerciale et financière. C'est la première fois que nous rencontrons cette concomitance entre divergence de développement et de religion; elle ne cessera de nous solliciter. Pourtant la querelle de la religion ne suffit pas à donner la clé de cette histoire. Amsterdam était montée en puissance commerciale bien avant de devenir la place forte du calvinisme. La prospérité de ces provinces, peu étendues, sans ressources, victimes des inondations, stupéfie les contemporains. La confiance inspirée par le marchand ou par le banquier hollandais devient quasi proverbiale. De même les Etats-Généraux de Hollande inspirent confiance. Ils empruntent couramment à 3,75%, alors qu'en Angleterre ou en France, les taux montent à 10 ou 15 %. Ils disent non au fatalisme, ce qui peut surprendre chez des calvinistes croyant à la prédestination. A y regarder de plus près, la croyance en une surdétermination divine, dans l'ordre du salut, a été en quelques sorte compensée par une exaltation de la responsabilité personnelle dans l'ordre de la vie tout court. Cela ne les a pas préservés d'intenses débats au sujet de l'argent.

La divergence se manifeste aussi dans la politique coloniale. Au XVII ème siècle on voit se construire à côté des Empires issus de la péninsule ibérique, puis en concurrence avec eux, des entreprises coloniales. Elles ne sont pas des prolongements de l'Etat, mais l'œuvre de compagnies de marchands. Les empires ibériques vont de déboire en déboire alors que la participation financière des Hanséates, des Hollandais, des Anglais est telle qu'au début du XVII ème siècle, le commerce des colonies, c'est à dire l'essentiel de leur richesse, échappe déjà aux possesseurs des empires. Le métal précieux va dans les coffres étrangers qui financent l'effort de guerre et l'Espagne se vide de son activité ; elle connaît trois banqueroutes en 1557, 1575, 1597. Les clivages sociaux s'accusent, on est obsédé par la "pureté du sang" ; le sens de l'honneur est exalté et le travail est méprisé. "L'honneur sans profit" comme le note un voyageur, Barthélémy Joly, conseiller d'Henri IV, aux antipodes de l'éthique des Dix-sept Messieurs du directoire de la Compagnie hollandaise des Indes orientales : "il a de l'honneur, celui qui obtient du profit".

Dans la compagnie anglaise des Indes, une large place est laissée à l'initiative des cadres ; ainsi, dans les instructions drastiques transmises par l'East India Company à Lord Macartney, son ambassadeur en Chine, on lit : "nous avons confiance en votre discernement et votre zèle. Il n'est pas dans notre intention de vous préciser la marche à suivre". Et plus loin : "La preuve la plus sûre de la confiance que nous mettons en vous".

En France, à la mort de Louis XIV, la valeur du commerce extérieur de la France par tête dépasse à peine la moitié de celle du commerce anglais ; à la veille de la Révolution, le niveau atteint est très voisin. Quant au volume de la production industrielle (manufactures, métallurgie, textile), la France soutient brillamment la comparaison avec l'Angleterre. Mais de 1700 à 1781, la capacité d'innovation paraît très inégalement distribuée. Les innovateurs sont rarement des théoriciens, le plus souvent les industriels eux-mêmes ; l'esprit d'innovation est entretenu par les "instituts mécaniques". Là réside une distorsion profonde entre invention anglaise, sensible au résultat productif, et invention française, "désintéressée". De 1600 à 1750 on compte en France 12 innovations et en Angleterre 13, de 1750 à 1800, en France 12 et en Angleterre 24. En Angleterre, les nouvelles techniques suscitent la colère et la violence mais finissent par s'imposer ; en France, pas de violence car les corporations veillent. Dans les société protestantes, innovation et novateur ont une connotation flatteuse, à l'inverse dans les sociétés catholiques, ils constituent un grave chef d'accusation. En Angleterre on ne parle pas de l'innovation, on la pratique ; en France, avec Turgot par exemple, on disserte.

L'Angleterre, autant que la France a connu le mercantilisme. Mais alors qu'en France, l'Etat voit dans le commerce un moyen de s'enrichir, en Angleterre la priorité est donnée au commerce.

Avec l'organisation corporatiste, Colbert promeut le travail mais a mis les forces vives de l'innovation dans un carcan étatique : c'est la défiance qui dicte la politique mercantile de Colbert. Procès d'intention ? Non. De son propre aveu, il est lui-même "le seul homme auquel il puisse faire confiance" (Cité par E. Pognon Histoire du peuple français, NLF, 1964 page 297). Il faut attendre Turgot pour lire dans l'Encyclopédie : "Les hommes sont-ils puissamment intéressés du bien que vous voulez leur procurer, laissez-les faire, voilà le grand principe". Mais Maurepas rétablit les corporations. Au contraire les Anglais voient que la liberté de la concurrence les obligera à inventer des machines. Chez eux, le travail est rendu obligatoire ; l'assistance sociale est soupçonnée entretenir la misère sociale et l'Angleterre oscille entre mesures bénéfiques et maléfiques.

Quels rapports entre les divergences observées jusqu'ici et les divergence religieuse ? Simple coïncidence, superposition de conjoncture, profonde affinité ?

A toute entreprise il faut une finalité qui la dépasse : la plus grande gloire de Dieu ou la plus grande gloire de la nation, motivation au cœur des prouesses japonaise, coréenne et chinoise. L'affrontement catholique/réformés traduit une profonde divergence culturelle qui s'exprime en affrontements sans merci. Sous la surface passionnelle, on peut découvrir trois aspects qui les opposent : la sensibilité à la nouveauté, à l'invention, au changement (dans la littérature catholique, le seul fait de la nouveauté est suspect, voire condamnable) ; la naissance d'une idéologie de la tolérance œcuménique, le rapport au pouvoir hiérarchique. Cette radicalisation de l'Eglise catholique au Concile de Trente s'explique : acte de guerre spirituelle, en réponse à d'autres, déclenchés par Luther et Calvin. On tire sur tout ce qui bouge. 

Les pays protestants ont aussi beaucoup bénéficié des migrations car l'émigrant qualifié est un vecteur de développement technique et même plus dynamique que le transfert technologique dont il est porteur : son rayonnement s'augmente de l'effort d'adaptation qu'il doit fournir ; son apport est plus fécond quand il recherche et se voit offrir une relative intégration.

Quatrième partie : regards contemporains sur la divergence

Peyrefitte cite plusieurs observateurs contemporains qui ont essayé de comprendre le causes des écarts de développement entre les pays d'Europe.

Parmi tant d'observateurs, voici un des plus lucide, Temple. il cherche l'origine de ces performances. Il récuse l'explication par le "génie spécifique" et avance ceci : "La véritable origine et le fondement du commerce se trouvent en la quantité du peuple, serré dans une petite étendue de pays où toutes les choses de la vie sont chères et où toutes les personnes qui y ont des terres sont obligées de les ménager, et ceux qui n'en ont point sont réduits au travail ou à l'industrie." Voilà pour expliquer l'origine : le "désavantage initial" ; mais cela ne suffit pas à expliquer la persistance du développement. Temple découvre "ce qui a planté et cultivé l'industrie parmi eux" : la confiance publique et particulière dans la Constitution, les ordres établis par l'Etat etc. La banque, les taux d'intérêt bas, la garantie contre les délits commerciaux : tout cela découle de la confiance. En fait, pour Temple, il n'y a pas une cause, mais un ensemble cohérent de comportements individuels et collectifs. Il est frappant de voir cette réflexion, que nous pouvons bien dire "éthologique", éclairer si vivement la réalité hollandaise.

Tous ces observateurs identifient clairement le facteur humain. l'auteur de ces réussites, c'est l'homme - l'homme politique, religieux, moral, mais l'homme enfin.

Charles Quint avait donné ce conseil au futur Philippe II : "Ne donnez votre confiance à personne" ; l'exception à moitié faite pour le cardinal de Tolède confirme la règle "faites-lui confiance sur les questions de vertu ; il sera de bon conseil. Mais pour le reste, ne vous en remettez jamais à lui seul, pas plus qu'à personne d'autre". La défiance érigée en maxime de gouvernement : voilà qui vaut aussi pour la France. Fénelon écrit à Louis XIV en 1659 : "Ceux qui vous ont élevé ne vous ont donné pour science de gouverner que la défiance." Résultat : "vous avez tout entre vos mains et personne ne peut plus vivre que de vos dons". Corollaire : les intendants du royaume, qui ne relèvent que du roi, imposent des contraintes intolérables. "Il n'y a plus ni confiance ni crainte de l'autorité : chacun ne cherche qu'à éluder les règles."

A défaut d'indicateurs précis et de données homogènes concernant le développement des échanges, on dispose, pour l'Europe classique, d'un baromètre de la mentalité économique : c'est la réputation du marchand. Là où la divergence économique est positive, nous voyons d'emblée s'exprimer une exaltation du marchand.

Le idées de Montesquieu sur le commerce sont nuancées. Sa notion de "commerce entre nations", qu'il juge positivement, est assez étrange. Quant au commerce entre particuliers, il ne lui paraît pas aussi honorable. Il écrit que dans "les pays où l'on n'est affecté que de l'esprit de commerce", comme la Hollande, "on trafique de toutes les actions humaines et de toutes les vertus morales : les plus petites choses, celles que l'humanité demande, s'y font ou s'y donnent pour de l'argent". Mais il dit aussi que "l'esprit de commerce produit, dans les hommes, un certain sentiment de justice sociale".(livre XX chapitre 2) ; il voit l'avantage du "commerce d'économie", c'est à dire de l'économie de marché, ("C'est le commerce qui met un prix juste aux marchandises") et perçoit le phénomène d'accumulation et la faiblesse des entreprises liées à l'Etat. "Une plus grande certitude de sa prospérité, que l'on croit avoir dans ces Etats (républicains), fait tout entreprendre ; et, parce qu'on croit être sûr de ce que l'on a acquis, on ose l'exposer pour acquérir davantage".

En 1756, Turgot fait l'éloge de Jacques Vincent de Gournay, intendant de commerce, et de son œuvre en disant : "Tout homme connaît mieux son intérêt qu'un autre homme à qui cet intérêt est entièrement indifférent. Or il est impossible que, dans le commerce abandonné à lui-même, l'intérêt particulier ne concoure pas à l'intérêt général".

En 1658, Huet dressait le constat de la divergence : "On n'a qu'à voir la différence entre les Etats qui font du commerce et ceux qui n'en font point". cela n'empêche pas les Etats commerçants d'accorder monopoles et chartes. Mais en Hollande, l'initiative est privée, les bénéfices sont redistribués aux actionnaires, les employés sont intéressés aux résultats - en France, la réglementation et l'impôt conduisent à la situation exactement contraire. En Angleterre, le marchand prend rang en tête de l'establishment intellectuel et moral de la nation - alors que Napoléon traite la traite de "nation de boutiquiers".

L'obsession de la dérogeance a inhibé bien des initiatives, au delà sans doute du cercle de la noblesse. Pour Loyseau : "C'est précisément le gain vil et sordide qui déroge à la noblesse". "Ne point vendre sa peine et son labeur", c'est l'obligation d'honneur. Loyseau fait une exception pour "les juges, avocats, médecins et professeurs des sciences libérales" car leur gain "procède du travail de l'esprit et non de l'ouvrage de ses mains", et "est plutôt honoraire que mercenaire". En France Jacques Eon estime que les Français ne sont pas moins capables ; simplement, ils s'interdisent d'exploiter leurs capacités. Un obstacle mental demeure. Or Louis XIII a promis la noblesse à ceux qui auront "entretenu cinq ans un vaisseau de deux à trois cents tonneaux". Mais on ne change pas une société par décret.

La question religieuse : Locke, dans la Lettre sur la tolérance montre l'antinomie entre le caractère purement intérieur de l'assentiment religieux et la contrainte extérieure dont dispose le magistrat civil. "Aucune Eglise n'est tenue, au nom de la tolérance, de garder dans son sein celui qui, en dépit des avertissements, s'obstine à pécher contre les lois de cette société", mais l'excommunication ne doit pas être une condamnation. Cependant il n'accepte pas l'athéisme : "Ceux qui nient l'existence d'un Dieu ne doivent être tolérés en aucune façon. La parole donnée, les contrats, le serment qui forment le lien de la société humaine ne peuvent avoir de solidité chez un athée".

La France apparaît écartelée entre son dynamisme et ses paralysies. A côté du colbertisme, il y a eu au XVIII ème siècle un libéralisme français qui a connu des déboires. Turgot remonte à l'origine du mal : le trop grand désir de bien faire. L'Etat est tenté de devancer la critique en entravant l'action. Or vouloir intervenir en tout "c'est, en supposant tous les consommateurs dupes et tous les marchands et fabricants fripons, les autoriser à l'être, et avilir toutes les parties laborieuses de la nation".

La Rochefoucault Liancourt, en visite en Angleterre, parmi les formes de communication sociale qui favorisent le mouvement, donne une grande place aux clubs. Il note aussi que la religion met l'accent sur la responsabilité personnelle plus que sur la discipline hiérarchique.

Penser la liberté : Spinoza, Locke

Dans la société de développement, nous avons vu partout la liberté. Et cette liberté n'a guère besoin de définition. Elle suppose seulement que l'on fait confiance à l'entreprenant pour qu'il entreprenne au mieux des intérêts de son entreprise, donc de la société. Que l'on fait confiance au commerçant pour qu'il vende ses produits avec le meilleur rapport qualité-prix. Que l'on fait confiance au consommateur pour qu'il achète en choisissant le produit qui répond le mieux à ses besoins et à ses moyens. Cette liberté tombe sous le sens. Elle se définit surtout par opposition. Mais cette réflexion reste bornée par son empirisme même. 

Spinoza bâtit un système philosophique absolument original, faisant preuve d'une belle liberté. Mais toute sa doctrine semble écarter l'idée de liberté. Pour lui, le sage est celui qui vit sous le règne de la Raison, c'est à dire de faire nécessité vertu : la liberté n'est autre que la "nécessité comprise".

Pour Locke, peu importe la forme de gouvernement, pourvu que gouvernements et gouvernés aient présent à l'esprit que tout pouvoir politique procède de la communauté au service de laquelle il s'exerce. Le consentement passif de celle-ci lui suffit. Ce qui scelle le passage de l'état de nature à la société civile, Locke l'appelle "trust". Ce terme juridique correspond à une responsabilité confiée en dépôt. Rois, ministres, assemblées même ne sont que des dépositaires de la confiance. Il semble bien que si Locke a privilégié ce mot, qui lui appartient dans son acception politique, c'est pour éviter celui de contrat, qu'utilisera Rousseau, et qui ferait penser que le prince et le peuple, l'Etat et les citoyens, sont des contractants à égalité.

Le pivot entre l'Etat de nature et l'état politique est la notion de propriété, à qui Locke donne une importance centrale. En attribuant à l'individu le droit de propriété, Locke veut limiter le pouvoir d'un Etat qui, pour Hobbes, est absolu. 

La confiance et le consentement de la majorité, l'autorité partagée et qui s'oblige à éduquer à l'autonomie ceux sur qui elle s'exerce, telles sont les bases que Locke propose pour le gouvernement civil.

Cinquième partie : Impasses des théories du développement

Smith a émancipé la théorie économique de sa subordination à la réflexion politique. A l'opposé d'Aristote, pour A. Smith l'homme est par nature un animal économique. Mais dans cette émancipation Smith, en fait, échange un joug contre un autre. L'auto-régulation de la vie économique doit s'étendre à la vie politique. Smith veut montrer qu'un intérêt général procède du libre jeu des intérêts particuliers. L'homme ne choisit pas son intérêt ; c'est son intérêt qui le dirige. Il n'est pas certain qu'Adam Smith ait forgé une doctrine libérale du libéralisme.

Marx s'attaque, dès les premiers chapitres du Capital, à l'échange et s'en prend à ceux qui s'en sont faits, selon lui, les chantres plus que les penseurs : ainsi, Destutt de Tracy, pour qui "l'échange est une transaction admirable dans laquelle les deux contractants gagnent toujours".

Marx distingue une "valeur d'usage", qui est son utilité, et une "valeur d'échange", "qui est arbitraire et purement relative". Tout rapport d'échange est caractérisé par l'abstraction de la valeur d'usage. Et la valeur d'usage est trop concrète : elle dépend trop de la subjectivité de l'utilisateur, réel ou potentiel. Le seul étalon objectif est la valeur travail car "toutes les marchandises ne sont que du travail cristallisé". Il dénonce "le caractère fétiche de la marchandise" ou encore son "caractère mystique". Que l'échange soit lui-même un travail, et que la circulation d'une marchandise puisse augmenter sa valeur, cela n'effleure pas l'idée de Marx. 

Quant à l'innovation, dont on a vu le rôle déterminant en matière de développement, Marx n'y voit qu'une façon d'exploiter le travail humain à meilleur compte. Et , pour Marx, l'innovateur court à la faillite.

Or les premiers cris contre le sort fait aux ouvriers est jeté le 24 mai 1823 par Lamennais dans le Drapeau Blanc, un quotidien ultra-royaliste, et c'est l'honneur de l'église catholique, en 1845 - trois ans avant la publication du Manifeste communiste d'avoir dénoncé, par la bouche de Mgr Giraud, archevêque de Cambrai, "cette exploitation de l'homme par l'homme qui spécule sur son semblable comme sur un vil bétail". Après l'indignation, il y aura d'un côté l'action efficace des innovateurs sociaux et de l'autre une théorisation qui se tournera vers les rêveries du passé et se détournera des ressorts du développement.

Marx, tout athée qu'il était, a beaucoup réfléchi sur les composantes confessionnelles de la distorsion économique. Il affirme que l'individu se retrouvera pleinement lui-même à travers une socialisation absolue. La société n'existera que pour n'être pas sociale. Dans cette bouillie dialectique, l'individu n'est plus une personne réelle, ni la société une collectivité vécue. Chacun des deux termes a tué l'humanité de l'autre.

Longtemps la seule alternative à la sociologie marxiste de l'économie a paru être celle de Max Weber. Curieusement son livre l'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme, écrit en 1904, n'a été traduit en français que soixante ans plus tard, sans éveiller beaucoup d'écho. Son originalité fut d'essayer de montrer comment la morale protestante favorisait l'esprit du capitalisme.

Pour lui, ce qui distingue l'action économique capitaliste, c'est qu'elle est pénétrée de rationalité : le capitalisme est une "organisation rationnelle de l'entreprise liée aux prévisions d'un marché régulier, et non aux occasions irrationnelles ou politiques de spéculer". Toute notre civilisation moderne est justement marquée par le progrès de la rationalité 

Max Weber s'interroge sur l'existence de "l'arrière plan d'idées qui a conduit à considérer ce type d'activité, dirigé en apparence vers le seul profit, comme une vocation envers laquelle l'individu se sent une obligation morale". Mais il a beau décrire "l'entrée en scène" de l'esprit du capitalisme, il n'en explique pas l'origine. Le ressort de cette entrée en scène est la vertu de confiance. Cette notion de confiance n'est évoquée par M. Weber qu'en passant. Il en revient à la rationalité.

Peyrefitte présente longuement la pensé de M. Weber sur les relations entre développement économique et religion ; on n'en parle pas ici.

Dans un maître ouvrage, postérieur, Economie et société, Max Weber laisse plus de place à la liberté mais statistiquement, c'est le déterminisme qui l'emporte : l'usage, la coutume, l'intérêt personnel

En fait Weber n'a pas osé enlever aux conditions économiques leur primat. Il s'est intéressé au fonctionnement mental mais s'est refusé à lui donner son autonomie. Comme Marx et Smith, il a été aveuglé par son ambition causale, même si, plus qu'enx, il a été sensible au rôle des facteurs culturels et à leur lien avec une histoire.

Comment Braudel, le mieux armé sans doute pour affronter l'énigme du développement dans les sociétés modernes, a-t-il pu passer à côté ? On est d'abord surpris de l'importance qu'il accorde aux mécanismes et aux structures matérielles, au détriment d'une attention aux acteurs du développement. Comme il l'écrit dans la conclusion de l'Identité de la France, les hommes font moins l'Histoire que l'Histoire ne les fait.

Une véritable histoire des mentalités en ce qui concerne l'économie reste à faire. P. Thuillier s'y est attelé ; pourtant, même lui ne reconnaît pas l'autonomie du facteur mental ; ce n'est qu'un variable intermédiaire, elle-même conditionnée par la nature de la société.

Sixième partie : Eglise catholique et modernité économique

Nous introduirons plus tard les notes de lecture de cette partie, aussi intéressante que les autres.

Elle retrace l'évolution profonde de l'attitude de l'Eglise, incapable de lutter contre la montée en puissance de la Raison, puis de plus en plus consciente des  bouleversements sociaux. Après le Syllabus, qui garde la marque de l'enseignement traditionnel, Rerum Novarum, puis plus tard le concile de Vatican II,  les encycliques Populorum Progressio, Centesimus annus et bien d'autres textes manifestent une profonde évolution de l'attitude de l'Eglise. 

Septième partie : une éthologie de la confiance

Quelle psychologie, quelle mentalité, quelle motivation fondent l'économie ? Tout ce qui précède nous permet déjà de répondre : la psychologie de la liberté, la mentalité de la confiance, la motivation de la responsabilité. Nous trouvons les premiers jalons chez Montesquieu et Hegel et aussi chez le protestantisme des puritains.

Quant on lit bien Montesquieu, on s'aperçoit que, selon lui, il n'y a de déterminisme "climatologique" que pour ceux qui le veulent bien. L'"esprit des peuples", "le caractère des nations" poussent à lutter contre l'état de léthargie plus ou moins imposé par les conditions naturelles.

L'étonnement n'est pas moindre de lire, sous la plume de Hegel, un philosophe auquel on impute la paternité des totalitarismes de droite comme de gauche, l'éloge de la confiance - c'est à dire du risque assumé et investi par l'intelligence humaine ne comptant que sur elle-même. Hegel, le chantre de l'Esprit absolu dans l'Etat, rend hommage, dans ses Leçons sur la philosophie de l'Histoire, à l'âme courageuse réduite à elle-même. L'antinomie est complète entre une passivité qui obéit à une puissance et donne sécurité et une confiance active. "Le respect de la nature disparaît devant la confiance spécifique de l'homme en lui-même et devant l'intelligence qui sait dominer la nature".

Hegel n'a pas aperçu la divergence entre catholiques et protestants en Europe, mais en Amérique du Nord et Amérique du sud. "Du fait de la religion protestante, naquit la confiance réciproque des individus, la foi en leur caractère, car dans l'Eglise protestante les œuvres religieuses sont toute l'activité de cette vie. Chez les catholiques, au contraire, le fondement d'une telle confiance ne saurait exister, car dans les affaires du monde, il ne règle que la force et la soumission volontaire ; les formes qu'on y appelle constitutions ne sont que moyens de fortune et ne mettent pas à l'abri de la défiance."

Michael Walzer note que vivre dans les communautés puritaines dans lesquelles des générations ont fait l'apprentissage du self-government et de la participation démocratique, c'est vivre d'une vie politique autant que sociale, fondée sur des valeurs et des comportements - sur un éthos - profondément différents de ceux qui prévalent à la cour du roi ou dans la mouvance de l'évêque. La discipline de ces communautés apprend la maîtrise de soi, fonde "des relations impersonnelles, contractuelles entre les hommes, qui permettent une coopération de type professionnel, où n'entrent aucun lien d'affection ni aucun des risques de l'intimité". Le libéralisme capitaliste assume tout cela mais, ce qui le différencie de façon si frappante du puritanisme, c'est son "extraordinaire confiance dans les potentialités de la "maîtrise de soi", dans la raison humaine, et dans la relative facilité avec laquelle on peut parvenir à l'ordre. Cette confiance du libéralisme supprime la nécessité de la répression. Bien entendu le puritanisme des "saints" est, numériquement, un cas limite. Mais, à travers la révolution de 1640, il a infléchi le cours culturel de l'Angleterre.

C'est une véritable philosophie de l'économie qui naît sous la plume de Bastiat (1801-1850). Elle est essentiellement fondée sur une psychologie. Il voit quatre droits naturels et imprescriptibles : la propriété, la liberté, la sûreté et la résistance à l'oppression. Il joint le droit de propriété aux trois autres pour la seule raison, fruit du raisonnement et de l'observation, que le capital, s'il se sent menacé, "se cachera et désertera. Et que deviendrons alors les ouvriers ? Seront-ils plus occupés quand les capitaux auront disparu ?" L'histoire a abondamment confirmé ce pronostic. Pour lui "l'Etat, c'est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde". De la même façon, il a été un critique féroce du colonialisme à la française. : "Une nation avide de conquêtes ne saurait inspirer d'autres sentiments que la défiance, la haine et l'effroi".

Le mérite revient à Bastiat d'avoir brossé le tableau psychologique, encore assez imprécis mais assez complet, qui réunit des traits, si divers et apparence, de la société latine : le caractère étatique de la propriété, la survalorisation de l'Etat, le refus de l'échange, le protectionnisme, l'esprit de clientélisme et de dépendance, les colonialisme agressif, la conquête de marchés réservés, la peur de la concurrence, en un mot la société de défiance. Marx, le chantre même de la société de défiance croit en trois lignes dédaigneuses faire justice de celui qu'il appelle un "commis voyageur du libre-échangisme". L'histoire à son tour fait justice, et de ce mépris, et de la méprise qu'il révélait.

Contre l'interprétation wébérienne, Schumpeter fait valoir qu'"une intelligence et une énergie dépassant la norme expliquent, dans neuf cas sur dix, le succès industriel et, notamment, la fondation des positions industrielles." Nous ne sommes pas dans le jeu de rationalité de Max Weber. L'impulsion motrice du succès est l'innovation entrepreneuriale, créatrice parce que destructrice, confiance dans l'avenir parce que volontiers iconoclaste du passé.

Vingt ans après Schumpeter, Hirschman montre les risques d'une société de marché qui tend à "miner les fondements moraux de toute société". la thèse initiale du "doux commerce" peut reprendre du service ainsi le Traité du commerce de Samuel Ricard (1704) : "Par le commerce, l'homme apprend à réfléchir, à avoir de la probité et des mœurs, à être prudent et réservé dans ses propos et ses actions. Sentant la nécessité d'être sage et honnête pour bien réussir, il fuit le vice, ou de moins il a un extérieur plein de décence et de gravité par crainte de nuire à son crédit" A côté de l'entrepreneur de Schumpeter, il y a le commerçant de S. Ricard.

La complexité de l'économie moderne ne rend-elle pas nécessaire un Etat régulateur ? Hayek a entrepris de démontrer que la réponse est négative, et que l'exercice d'une autorité omnisciente et toute-puissante s'avère contre-productive. La force de sa démonstration est de partir de l'observation micro-économique. Dans un article écrit en 1945, il dénonce dans la planification l'illusion de la "connaissance de règles générales" qui seraient applicables en tout temps et en tout lieu. La planification doit être décentralisée ; elle est réalisée par le marché. 

Cette démonstration n'a qu'un défaut. Elle était conçue pour répondre à la tentation du globalisme, ainsi qu'à celle du contrôle de la vie économique réelle par le pouvoir politique ou technique, voire par le pouvoir des confrères économistes. Voici qu'elle finit par démontrer que l'économie libérale est une machine - et que son résultat est rationnel. Et voici qu'il faut quelque chose à côté du marché : "S'il faut décentraliser sur l'homme de terrain, celui-ci ne peut pas décider sur la seule base de sa connaissance de son environnement immédiat. Il faut aussi lui communiquer les informations supplémentaires dont il a besoin pour adapter ses décisions au schéma des changements d'un système économique plus large".

Robert Lucas, l'un des "maîtres de Chicago", dans un brillant article, intitulé : "On the Mechanics of Economic Development" a démontré l'insuffisance des analyses traditionnelles du "résidu de Solow" (ce qui reste quand on a ôté du taux de croissance l'influence du facteur travail et du facteur capital). Il proposait de faire intervenir ce qu'il nommait un "tiers facteur" : le capital humain. Ce tiers facteur explicatif de la production dépend lui-même de la production ; en même temps il en est pour partie indépendant. Motiver des hommes pour un travail, c'est identifier l'accomplissement de leur travail avec la satisfaction d'un de leurs besoins fondamentaux qui, selon Maslow, s'ordonnent ainsi : les exigences physiologiques, la sécurité, les lieux sociaux, l'estime et enfin l'accomplissement.

Pour O. Gélinier, qu'est-ce que le défi américain ? Le défi "d'entreprises qui ont maîtrisé la dynamique des énergies humaines". Selon lui, "il faut être pénétré d'une profonde confiance dans les ressorts de la nature humaine, dans son aptitude à découvrir des solutions utiles et à tirer enseignement de l'expérience". 

Il n'est pas indifférent que ce soient des économistes du développement qui aient les premiers prouvé l'existence et la puissance du facteur culturel : le développement est irréductible à la détermination. L'état natif de l'homme est un état de déséquilibre - et dans ce déséquilibre s'inscrit la possibilité d'adopter les comportements d'un éthos de la confiance.

Les neurobiologistes Changeux et Danchin ont montré que, chez l'homme, la surabondance des connexions neuronales possibles autorise une total liberté de programmation. Aux éducateurs revient la redoutable mission d'exploiter ou d'inhiber les prédispositions humaines à la liberté. Cette transmission de la culture ne saurait se réduire à la transmission génétique : entre l'une et l'autre, il y a toute la différence de la réactivité, dont l'homme a le monopole : l'enfant, l'élève l'apprenti peuvent réagir.

Défiance, confiance : deux réponses - individuelles et sociales à la condition humaine. L'homme est largement le maître de son évolution.

Konrad Lorenz a montré que, appliqué à l'homme, le behaviorisme (l'animal est guidé par des stimulations externes) d'une part, le finalisme (l'animal est guidé par son instinct), d'autre part, conduisent à de grandes difficultés. Les comportements supérieurs, auto-déterminés, viendraient se loger dans une plage de variation côtoyant (l'expression est de Lorenz) des motivations issues de mécanismes déclencheurs innés. Comment passe-t-on de la sélection naturelle à la sélection culturelle ? "Nous voyons une des propriétés constitutive de l'homme, et peut-être la plus importante d'entre elles, dans son adaptation perpétuellement curieuse et scrutatrice au monde des choses, dans l'activité spécifiquement humaine consistant à construire activement, par extension progressive, son environnement propre". L'homme est un "être en devenir".

Or cette capacité d'adaptation active et créatrice peut être soit stimulée soit inhibée.

Le choix de la stabilité est celui des "sociétés froides" de Lévy-Strauss, "équilibre statique d'adaptation structurelle qui, chez d'autres organismes, peut durer pendant des époques géologiques entières". 

Ces réflexions montrent que la divergence observée en Europe n'est pas un événement singulier, mais qu'elle a un sens permanent et traduit un phénomène reproductible. L'homme cherche à s'accomplir parce qu'il est inaccompli.

Pour une éthologie de la confiance

Gardons bien en main les deux bouts de la chaîne : l'histoire et l'anthropologie. L'historiographie permet de mesurer la singularité de la divergence et d'en cerner les circonstances, mais elle nous renvoie à l'anthropologie pour une recherche de sens. Celle-ci nous donne des clés pour mesurer la puissance du facteur humain, mais elle ne sait comment rendre comte de l'événement.

Derrière les combinaisons de capital et de travail, derrière les mutations technologiques et sociales, les structures de l'échange et les jeux de la conjoncture, il y a, il y a toujours eu, il y aura toujours, les décisions et les renoncements des hommes, leur énergie ou leur passivité, leur imagination ou leur immobilisme. "Ne sors pas au-dehors, dit St Augustin, rentre en toi-même, la vérité habite à l'intérieur de l'homme". C'est en nous que réside le développement. L'enfouir ou le faire fructifier dépend de nous.

L'éthos de la confiance -ici, entre "" nous reproduisons intégralement le texte de A. Peyrefitte

"" Il s'agit de dégager des dispositions mentales et des comportements cohérents, qui soient en mesure de libérer l'homme individuel et social de l'obsession de la sécurité, de l'inertie des équilibres déjà atteints, du poids des autorités ou de la poix des coutumes. Il s'agit de le mettre sur le chemin, non de la rébellion, et de la destruction, mais de la construction d'un monde où la satisfaction des besoins matériels et l'épanouissement des aspirations naturelles puissent bénéficier des progrès constants.

Pour décrire cet éthos, il convient de le baptiser - le choix d'un concept fédérateur est une partie arbitraire. Liberté pourrait convenir ; mais le mot est trop chargé d'interprétations diverses et même contradictoires ; et il ne renvoie pas assez à un comportement concret. Depuis de longues années, nous nous sommes arrêtés à celui de confiance. Et nous avons eu plaisir à le relever, on l'a vu, dans le vocabulaire des meilleurs analystes de la société et de l'économie ; jusqu'à Maurice Allais à une date toute récente, qui l'identifiait comme en passant : "Que l'on considère la mise en place de la démocratie ou celle d'une économie de marché, le facteur majeur de succès, c'est l'établissement de la confiance, de la confiance à l'intérieur, de la confiance à l'extérieur".

La confiance ne se commande pas. Elle vient du fond de nous même. La considérer comme la matrice d'une société, c'est l'envoyer à l'intériorité, c'est affirmer que la société ne relève pas d'une fabrication.

Ce concept a aussi l'avantage de souligner la totale interdépendance entre le personnel et le social : la confiance en soi, la confiance en autrui, c'est le même mouvement de l'âme. Elles ne peuvent guère être pensées ni vécues, l'une sans l'autre. Pas de confiance sans fiabilité. Confiance oblige. Je ne peux, autrui ne peut, avoir et garder confiance en moi, si je ne suis pas digne de cette confiance : "régulier", c'est à dire rigoureux, ferme, fidèle à mes engagements, à mon projet, à mes devoirs. Et, tout en accordant spontanément ma confiance à autrui, je ne peux la lui maintenir que s'il s'en montre, lui aussi, digne.

On pourrait faire une liste de comportements qui procèdent de la confiance, ou du moins la supposent.

La Confiance en soi : il en faut, pour vouloir l'autonomie, prendre des risques, rechercher l'épreuve de ses capacités, accepter de prendre des responsabilités ; pour oser se fier à son propre jugement, au lieu de s'en remettre et se soumettre au jugement d'autrui ; pour affronter la concurrence et même apprécier l'émulation ; pou fonder une famille et vouloir de enfants. 

La confiance en autrui : elle est nécessaire pour accepter de déléguer, de décentraliser ; tolérer les divergences d'idées, de doctrines, de religion ; savoir travailler en équipe ; rechercher l'association ; éduquer ses enfants dans l'esprit de la confiance et soi.

Plus généralement, la confiance dans l'homme : elle facilite l'accueil à l'innovation ; l'affirmation qu'il existe des droits naturels ; la croyance que la solution des problèmes collectifs se trouve dans le mouvement ; que l'homme peut changer, mais aussi rester lui-même dans le changement ; que les contraintes du milieu naturel ne sont pas de droit divin ; que l'homme peut faire mieux que s'y adapter, qu'il est en son pouvoir de les desserrer, de les transformer, d'y échapper ; que la maladie et la malnutrition, "la peste et la famine", peuvent être vaincues ; que le désir d'accéder à la prospérité est sain ; qu'elle n'est pas seulement un bien rare, à la quantité fixe, et qu'elle s'accroît de ce que chacun lui apporte ; que le savoir n'est pas non plus un bien réservé à quelques-uns, ou à quelques catégories de la société ; que chacun en est capable, et y trouvera de quoi améliorer son sort personnel et faire ainsi progresser la société.

Confiance en Dieu, enfin : admettre que les hommes, en s'affermissant dans leur dignité et leur bien-être, en exerçant au mieux leur raison, en faisant fructifier leurs talents, ne s'éloignent pas mais - s'il existe - se rapprochent d'un Dieu créateur, bon et juste.

Chacune de ces propositions se retourne aisément. On trouverait, dans cette même grille mais inversée, les comportements d'une société de défiance : gageons que si le lecteur interroge sa propre expérience, il y reconnaîtrait bien des traits de notre société. ""fin de la reproduction mot à mot du texte de A. Peyrefitte.

Si le concept de confiance mérite une place d'honneur, celui-ci ne signifie pas qu'il renferme à lui tout seul tout l'éthos, et que celui-ci puisse en être rigoureusement déduit ; l'exercice serait quelque peu artificiel.

Le rapport de l'homme à l'argent : une attitude libérée face à l'argent (on pourrait la qualifier de confiante) met, si l'on ose le jeu de mot, de la liquidité dans la société pour commercer, consommer, investir, créer de l'emploi, pratiquer le mécénat etc. pratiquement sans aucune limite.

La société d'entreprise et l'extension du salariat : la société de confiance est celle où l'éthos de confiance pénètre à l'intérieur de la société.

La prévalence de la relation marchande, bien au-delà du commerce : elle affecte le travail, oriente la production, fait la police de la gestion des entreprises, règle les services etc. ; dans tous ces domaines, l'argent mobilise l'offre et la demande. Mais ce n'est pas lui qui décide. Le marché constate ce qui se passe entre des acteurs libres de leurs moyens, de leurs désirs, de leurs décisions. L'éthos de la confiance est celui 'une société qui croit que cet anti-système est le meilleur.

La combinatoire du développement 

Nous avons proposé un répertoire de douze critères auxquels on peut reconnaître une société développée ou en voie de développement : la mobilité sociale / l'acceptation et la recherche de la nouveauté / l'homogénéisation de la société / la tolérance aux idées hétérodoxes / le pari sur l'instruction / la recherche d'une organisation politique qui soit perçue comme légitime par le plus grand nombre / L'autonomie de fonctionnement de la sphère économique / une économie qui repose sur la coopération du plus grand nombre / la santé publique / la natalité maîtrisée et responsable / une organisation des ressources alimentaires rationnelle et quotidiennement négociée : un violence maîtrisée par un pouvoir policier et judiciaire considéré comme légitime.

Le coût social du développement dans l'histoire ne doit pas être exagéré, mais il ne doit pas être ignoré ; désormais, il ne doit pas être accepté. Marx nous l'a rappelé : "le chemin de l'enfer est pavé de bonnes intentions". Il faut rompre avec la vision éthérée, naïve et angélique du progrès industriel, social, politique et culturel comme allant de soi. Mais non renoncer pour autant à l'exigence d'un développement de l'homme par et pour l'homme.

Un possible toujours présent 

Tels que définis, l'éthos de confiance et la combinatoire du développement ont une valeur universelle. mais leurs statuts sont différents. La combinatoire constate et analyse un phénomène historique qui date des XVII et XVIII siècles. En revanche l'éthos de la confiance est présent dans toute société humaine. La catalyse qui déclenche le développement ne s'est effectuée que par un mélange indébrouillable des circonstances et des permanences, de l'histoire et de l'anthropologie, dans une mise en tension soudaine de l'éthos de la confiance, sous l'effet de la conjoncture où l'événementiel a d'ailleurs sa fort part : la confiance hollandaise s'est exaltée dans la lutte.

L'éthos caché

Il importe de retrouver, caché derrière le développement, cet éthos de la confiance, le "tiers facteur immatériel" dont la présence ou l'absence, ou plus justement le degré d'activité, valorise ou inhibe les deux facteurs matériels du capital et du travail. On a trop cru que le développement dépendait seulement de ces deux facteurs. Il ne faudrait pas croire que l'éthos de la confiance produira partout les mêmes résultats : d'autres modes de passage au développement que ceux que nous avons connus, d'autres incarnations de l'éthos de la confiance sont possibles.

Quand donc les pays les plus "favorisés" mettront-ils autant d'énergie que naguère les pays socialistes, à faire partager à autrui leur credo ? 
 

Conclusion - Un combat pour demain

Nos sociétés de développement, le risque les menace aussi, si elles méconnaissent l'éthos de confiance qui a sous-tendu leurs progrès.

On ne pourrait arrêter le développement sans briser l'énergie qui tient ces sociétés ensemble, et ruiner, justement, leur confiance en elles-mêmes. Dans toute société, confiance et défiance sont présentes et luttent l'une contre l'autre, dans la société et en chacun d'entre ses membres, et toute société a besoin d'un secteur "hiérarchique" où l'éthos de confiance s'efface plus ou moins. Prenons garde, le processus du développement est réversible. Aujourd'hui, on observe que la divergence en Europe fait place à la similitude sur l'idée et le fait du développement et, paradoxalement, celle-ci connaît une crise profonde, à la fois objective et morale, une crise de confiance, où le problème de la répartition des richesses se pose de façon aiguë, non seulement entre pays mais à l'intérieur même des sociétés dites avancées que gangrènent ghettos mafias et sectes : il est urgent de prendre conscience de ce qui fonde et construit un développement harmonieux.

Nous pouvons discerner cinq crises

Crise de l'Etat et de l'administration : remettons en honneur le principe de subsidiarité, qui suppose bien plus qu'un attirail juridico-politique : la confiance. Au siècle dernier, un philosophe, économiste et mathématicien considérable Cournot, écrivait : "la confiance est le ressort moral, le ressort de gouvernement, qu'aucun règlement ne peut remplacer. Vainement décentraliserait-on par voie réglementaire, c'est à dire sur le papier : si l'esprit de méfiance, si la jalousie des attributions personnelles, si le goût de certains détails se trouvent chez l'autorité supérieure."

Ni argent-idole, ni argent-tabou : il faudra régler nos comptes avec l'argent. La remoralisation de la vie économique et politique dans nos sociétés passe par cette nécessité : retrouver la confiance dans un juste fonctionnement de l'outil monétaire, ni tabou ni idole. La religion de Jésus libère les forces d'émancipation et de vitalité et voue aux ténèbres le serviteur qui n'a pas fait fructifier l'argent à lui confié.

Le berceau de l'avenir : pour croître, il faut croire : mais en quoi ? En nous-mêmes et en notre avenir. Et d'abord au renouvellement des générations. En vain chercherait-on dans toute l'histoire de l'humanité, un seul exemple de développement économique et social, sur fond de régression démographique. Jamais les "jeunes" n'ont été aussi peu nombreux, proportionnellement. Mais jamais ils n'ont été aussi nombreux à être exclus du monde du travail. Il y a un lien entre ces deux seuils de détresse.

Menaces sur l'entreprise : l'entreprise se trouve chargée de responsabilités sociales qui ne sont pas les siennes, retour inattendu vers un ancien paternalisme tellement décrié. Elle se trouve donc soumise à des normes de plus en plus nombreuses qui entravent sa capacité d'innover, de réagir, d'agir.

Briseurs de machines, canuts de Lyon ; le partage du travail : tout aussi grave est une croyance qui tend à s'installer : que l'industrie, après avoir donné du travail à de si grandes masses d'hommes et de femmes, le leur enlève. Evoquer un "partage du travail", c'est se placer dans une hypothèse fixiste ; le contraire même de l'esprit de développement, l'éternelle erreur du "jeu à somme nulle". Se battre pour le "maintien d'emplois", c'est mener un combat défensif au lieu d'attaquer. Il n'y a pas d'autre réponse que d'aller toujours plus loin sur la voie du développement - sans lui assigner de limites a priori. Pas d'autre issue que de sur-développer la société de confiance.

Vouloir le développement : il n'y a pas de "droits acquis" dans une société de développement ; et surtout il ne doit pas s'y installer une mentalité de droits acquis. Le développement a été, est, sera un combat. Combat intérieur, en chacun d'entre nous, pour substituer l'énergie à la résignation, l'invention à la routine. Combat au sein de la société pour que dans les institutions et dans ses acteurs, les forces de la confiance l'emportent, à chaque niveau, sur celles de la défiance.

Une société d'entreprise ne sera pas faite que d'entreprenants. Mais c'est une société où ceux qui ont le pouvoir de décider, de créer, d'enseigner, de juger adhèrent dans leur grande majorité aux comportements qui font une société de développement. Nous en sommes encore loin, très loin.

C'est pourquoi, mais lecteur, si j'ai pu vous communiquer un peu plus de confiance en la confiance, ne refermez pas ce livre comme une consommateur satisfait. Parlez, écrivez, agissez.


 

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