Henri Prévot                                                                   novembre 2002

Forum Confiance

Notes de lecture de

La société du Risque

Sur la voie d'une autre modernité

de Ulrich Beck

(Alto Aubier - 500 pages)

L'idée de base de cet ouvrage est que la civilisation industrielle arrive à son terme car la systématisation du doute méthodique, qui a fait progresser la science, aujourd'hui en sape la crédibilité et sape les cadres de la société (religion, classes sociales, structures familiales) de sorte que l'individu se trouve livré à lui-même. L'ambition de ce livre est grande car il passe en revue tous les aspects de la vie sociale et politique affectés par l'évolution. Il décrit le passage d'une économie basée sur la production de biens à une économie basée sur la production de maux (à ce sujet, il note que le risque est une notion, qui ne relève pas du sens commun comme la disette ou le froid, mais relève de la connaissance et de la communication) ; il analyse les relations entre les scientifiques, l'Etat et la population et comment se forment désormais les "savoirs" qui servent à désigner, définir et évaluer les risques. Par ailleurs, il remarque que beaucoup de changements sociaux s'opèrent à la suite de décisions prises hors du champ démocratique, dans ce qu'il appelle le "subpolitique" , ce qui invite selon lui à revisiter le
rôle de l'Etat.
 
Présentation par B. Latour    Avant propos  Préface
Première partie : sur le volcan de la civilisation : les coutours du risque 
   Chap. 1 : logique de la répartition des richesses et logique de la répartition des risques 
       corrélation etnre l'état des connaissances et les risques liés à la modernité 
       deux époques, deux cultures : les relations etnre perception et production de risques 
   Chap. 2 : Epistémologie politique de la société du risque 
       erreurs, duperies, fautes et vérité : de la concurrence des rationalités 
Deuxième partie : individualisation de l'inégalité sociale. Formes d'existence et déclin de la tradition dans la société industielle 
Troisième partie : modernité réflexive : généralisatin de la science et de la politique 
    Chap. 7  : Une science au-delà de la vérité et de la rationalité émancipatrice ? Réflexivité et critique de l'évolution             scientifico-technique 
        fin du monopole de la connaissance  /  de l'évaluation des effets secondaires  
    Chap 8 : pas de limite à la politique : gestion politique et mutation technico-économique dans la société du risque 
        perte de fonction du système politique la démocratisation : moindre pouvoir de la politique  ?  /  culture politique et évolution technique : la fin du consensus sur le progrès ? /  Subpolitique de la médecine - étude d'un cas limite 
        Résumé et aperçu : scénarios pour un avenir possible  :  le retour à la société industrielle,   démocratisation de l'évolution économique, politique différentielle

 

Ce livre a été publié en 1986 en Allemagne et seulement en 2001 en France, soit quinze ans plus tard. Par ces notes (17 pages), en reprenant mot à mot (sauf exception) des phrases entières, j'ai essayé de refléter le contenu et aussi la tonalité du livre le plus objectivement possible, sans prendre parti. Il paraît que ce n'est pas toujours très lisible ; je ferai donc un résumé de cet abstract.

Les expressions en italique figurent telles dans le livre.

Présentation par Bruno Latour

On a fait de Beck un spécialiste du risque majeur alors qu'il prend le terme de risque d'une manière beaucoup plus générale pour rendre compte du lien social lui-même : d'après lui nous n'échangeons pas seulement des biens mais aussi des maux. "La société du risque se caractérise avant tout par un manque : l'impossibilité d'imputer des situations de menaces à des causes externes. Contrairement à toutes les cultures et à toutes les phases d'évolution antérieures, la société est aujourd'hui confrontée à elle-même". Beck cherche à faire une sociologie générale et ce livre porte pour une grande partie sur le chômage, la vie affective, les inégalités sociales, l'individualisme, la politique, aussi bien que sur les nouvelles formes de débat scientifique. Les Français ne voient pas la discontinuité béante entre société industrielle et postindustrielle. Leur confiance dans l'administration savante et dans l'avancée inéluctable d'un front de modernisation n'a pas varié. C'est même cette confiance dans un Etat savant qui fonde à leurs yeux le pacte républicain. Or pour Beck, tout cela doit être revu de fond en comble : "C'en est assez de la légende de 'l'imprévisibilité des effets secondaires' : les conséquences ne sont pas apportées par des cigognes ! On les a fabriquées".

Autre différence, avec la sociologie cette fois-ci : au lieu d'appliquer à toute situation quelques règles posées a priori, Beck apprend des acteurs sociaux comment il doit les penser.

Quant au rôle et à la position de la science, il écrit : "La science devient de plus en plus nécessaire mais de moins en moins suffisante à l'élaboration d'une définition socialement établie de la vérité". 

Pour lui, le passage d'une forme de modernisation à l'autre exige une redistribution profonde des cartes : "la politique devient apolitique et ce qui était apolitique devient politique". Ce que Beck attend de ce qu'il nomme "subpolitique", c'est une transformation complète des formes classiques de la vie publique, depuis la définition de l'Etat jusqu'à celle de la ville, en passant par l'entreprise et la famille. Que peut vouloir dire exercer le pouvoir, produire un consensus, défendre des frontières quand nous sommes tous devenus solidaires par les risques que nous nous imposons les uns aux autres ?

Avant propos

Ce que nous a appris la contamination radioactive après Tchernobyl, c'est que c'en est fini de "l'autre", fini de nos précieuses possibilités de distanciation. "On peut exclure la misère, on ne peut pas exclure les dangers de l'ère nucléaire". Le pouvoir du danger abolit toutes les différenciations de l'âge moderne. Le destin des hommes d'aujourd'hui n'est plus placé sous le signe de la misère mais sous celui de la peur nouveau produit de l'ère moderne.

Les réflexes hérités d'un autre âge sont encore bien vivants : comment est-ce que je peux me protéger ?

Ce n'est pas une défaillance qui produit la catastrophe, mais les systèmes qui transforment le caractère proprement humain de l'erreur en d'incompréhensibles puissances de destruction. On mesure le danger à partir d'absence de connaissances. La nature qui était du donné, quelque chose d'externe est devenu du construit, quelque chose d'interne. Nous avions appris à nous préserver de la nature ; nous sommes livrés quasiment sans défense aux menaces industrielles. Les destructions naturelles deviennent donc des menaces sociales, économiques et politiques intégrées au système Parce que la contamination et les chaînes mondiales de produits de consommation sont globales, les menaces de la vie dans la civilisation industrielle sont sujettes aux métamorphoses sociales du danger : les règles de vie quotidienne sont mises sens dessus dessous. Les marchés s'effondrent. C'est la pénurie au cœur de l'abondance. Les constructions scientifiques de la rationalité s'écroulent. Les gouvernements chancellent. Les électeurs versatiles prennent leurs jambes à leur cou. Cela, alors que la réalité perceptible par nos sens reste inchangée. C'est la fin du XIX ème siècle, la fin de la société industrielle classique et de ses catégories : la souveraineté nationale, la systématicité du progrès, les classes, la valorisation de notion de mérite, la nature, la réalité, la connaissance scientifique etc.

Préface

Le sujet du livre est dans le préfixe "post", appliqué à "industriel". Il s'agit d'éliminer du champ de vision le passé qui demeure encore. On connaît la vision d'horreur d'une civilisation qui se met en danger elle-même. C'est le premier pas. Ce livre a pour objet le deuxième pas : comment peut-on comprendre les incertitudes dont est frappé l'esprit du temps. Au XIX ème siècle, la modernisation s'est opérée sur fond de son contraire : un monde traditionnel de la transmission, une nature qu'il s'agissait de connaître et de dominer. Aujourd'hui, la modernité a détruit son contraire, elle l'a perdu et c'est à elle-même qu'elle s'en prend. A la modernisation dans les cadres de la société industrielle vient se substituer une modernisation des prémisses de la société industrielle - modernisation réflexive. Cette perspective est occultée par un mythe qui est resté intact : le mythe selon lequel la société industrielle développée, avec sa répartition schématique entre vie et travail, ses secteurs de production, sa façon de penser dans les catégories de la croissance industrielle, sa conception de la science et de la technique, ses formes de démocratie, serait une société absolument moderne, selon des formes a priori à la Kant. Ce qui se produit aujourd'hui dans les cuisines ou dans les chambres à coucher avait été prédit il y a cinquante ou cent ans par les visions de Nietzsche ou les drames familiaux mis en scène au théâtre.

Tout d'abord on expliquera l'imbrication entre continuité et rupture en recourant à l'exemple de la production de richesse et de la production de risque. L'hypothèse est que dans une société d'abondance, la première domine la seconde et que dans une société de risque la logique s'inverse. On développera dans deux directions l'idée d'une modernisation réflexive : 1- on voit apparaître des menaces globales trans-nationales et non spécifiques à une classe déterminée et 2- on voit aussi des contradictions immanentes entre modernité et contre-modernité à l'intérieur de la société industrielle

Parmi les exemples de contradictions immanentes : la société industrielle normalise la vie commune selon le modèle de la cellule familiale restreinte alors que la répartition des rôles sexuels de l'homme et de la femme a justement tendance à s'effriter dans la continuité du processus de modernisation. D'un côté on pense la société industrielle dans les catégories de la société du travail ; d'un autre côté les mesures de rationalisation s'en prennent aux données fondamentales de cet ordre-là : flexibilité du temps et du lieu de travail. D'un côté, la société industrielle s'accompagne d'une institutionnalisation de la science et du doute méthodique qui en résulte ; d'un autre côté ce doute est circonscrit aux objets de la recherche tandis que les fondements et les effets du travail scientifique restent préservés de tout scepticisme interne - mais le doute s'attaque aussi aux fondements. Par ailleurs, le processus subpolitique novateur qu'est le "progrès" reste du domaine d'attribution de l'économie, de la science et de la technologie, qui invalident justement les évidences de la démocratie. Les irritation historiques qui résultent de la modernisation sont le résultat du succès de processus qui désormais ne se font plus dans les cadres mais contre les cadres de la société industrielle. Les hommes sont libérés des certitudes et des modes d'existence de l'époque industrielle. Les bouleversements qui en résultent constituent l'autre face de la société du risque.

Première partie : sur le volcan de la civilisation : les contours de la société du risque

Chapitre 1 : logique de la répartition des richesses et logique de la répartition des risques

La création de richesses est aussi la création de risques ; comment ceux-ci sont-ils rendus "tolérables" ? Les questions portant sur le développement de technologies (dans le domaine de la nature, de la société et de la personnalité) se doublent de questions de "maniement" politique et scientifique - gestion, détection, intégration, évitement, dissimulation - de risques existant déjà ou que l'on envisage d'introduire. Nous ne vivons pas encore dans une société de risque, mais nous ne vivons déjà plus uniquement dans les conflits de répartition des sociétés de pénurie. Certes le risque a toujours existé, mais il s'agissait de risques personnels et non de situations globales de menace. De plus les risques se dérobent à la perception. Ce n'est pas seulement l'homme au travail que le risque menace, mais la vie sur terre, et dans toutes ses formes. En conséquence : 1- les risques nouveaux se distinguent fondamentalement des richesses : ils ont irréversibles, invisibles ; requérant des interprétations causales, ils se situent dans le domaine de la connaissance et se prêtent donc au processus de définition sociale 2- ne pouvant être localisés, ils ont un effet boomerang (les riches n'en sont pas préservés) ; ils créent de nouvelles inégalités internationales 3- ils génèrent un réservoir de besoins sans fond, source de nouvelles activités économiques 4- on peut posséder des richesses, mais on est touché par le risque. C'est la conscience du risque qui détermine l'être. En conséquence, il faut examiner et analyser le potentiel politique de la société de risque dans le cadre d'une sociologie et d'une théorie de la constitution et de la diffusion dune connaissance des risques. 5- ce qui était apolitique devient politique : l'élimination des "causes", qui était du ressort des entreprises. Dans les sociétés du risque se dessine le potentiel politique des catastrophes.

Répartition scientifique des polluants et situations de précarité sociale:

L'auteur fait ici remarquer que les politiques de l'environnement se préoccupent des émissions de polluants en valeur moyenne seulement, par aire géographique, parfois par strate socio-économique, en oubliant l'effet sur les hommes en chair et en os, dans la situation sociale qui est la leur. Depuis la rédaction de ce livre, la situation a sans doute évolué mais la remarque reste au fond assez judicieuse.

Corrélation entre l'état des connaissances et les risques liés à la modernité 

Si l'on compare la production de risques à la production de richesses, au lieu d'une logique positive d'appropriation, on a une logique négative de la répartition par l'élimination. La richesse peut s'appréhender physiquement, l'existence et la répartition du risque sont fondamentalement médiatisées par l'argumentation. C'est l'argumentation qui les rend visibles. De même que c'est l'argumentation qui établit des relations causales. Plus : les risques dont on fait l'expérience présupposent un horizon normatif de sécurité perdue, de confiance brisée ; ils sont toujours liés à un point de vue : poétisations mathématiques de visions déçues de la vie qui mériterait d'être vécue. Tôt ou tard se pose la question de l'acceptation - combinaison de rationalité scientifique et de sciences humaines, conflit de définition. Les scientifiques ne peuvent pas échapper au fait que les évaluations sociales sont prédéterminées par les normes. Ils nous parlent de probabilité alors que pour de larges pans de la population la seule possibilité d'un seul accidente est de trop.

On arrive à une surproduction de risques. Quant aux relations causales possibles, elles sont innombrables, puisque c'est le "système" qui est responsable. Pourtant on ne mettra jamais en rapport que des éléments isolés. Un exemple : le mal des forêts. D'abord on accusera les écureuils ou la négligence des gardes forestiers. Une fois évacué de diagnostic erroné typiquement local - qu'il faut commencer par briser, quitte à aller au conflit, si l'on veut que les risques soient reconnus - c'est un univers de causes et de coupables radicalement autre qui s'ouvre. Comme la cause est l'industrialisation, les solutions seront politiques : faut-il incriminer la voiture, les usines chimiques ? On voit les enjeux : il faut alors convoquer en catastrophe les "pompiers de l'argumentation".

L'efficacité sociale des définitions du risque ne dépend pas de leur validité scientifique. Cette diversité des causes a son origine dans la logique même des risques liés à la modernité : chacun est cause et effet à la fois, et personne ne peut être cause de quoi que ce soit. En conséquence, on peut très bien faire quelque chose et continuer à le faire sans être tenu pour responsable : on agit physiquement sans agir moralement ou politiquement.

Les risques, contrairement aux richesses, ont quelque chose d'irréel : fondamentalement réels et irréels à la fois. Les risques constituent des biens dont on soutient la non-existence jusqu'à ce que l'on soit contredit. La situation de menace doit d'abord "accéder à l'existence scientifique" ; alors, on en parlera comme un "effet induit latent", ce qui institue en fait une forme de sauf conduit une sorte de destin naturel., qui permet de reconnaître, de répartir et de justifier les dommages effectués.

Les risques spécifiquement liés à une classe déterminée

L'exposition au risque est souvent liée à la classe sociale (degré d'instruction face au risque de chômage, localisation de l'habitat face aux pollutions) ; si le risque touche tout le monde, certains peuvent plus facilement le prévenir, réagir et compenser. Ainsi, le risque conforte la société de classe. Mais à mesure que les situations de risque se renforcent, les stratégies privées de prévention et les possibilités privées de compensation de ces risques se restreignent en même temps qu'elles se propagent

Globalisation des risques civilisationnels

La pénurie est hiérarchique, le smog est démocratique. Les sociétés de risque ne sont pas des sociétés de classe. Les risques finissent toujours tôt ou tard à atteindre ceux qui les produisent : par exemple, l'utilisation excessive d'engrais chimiques qui, tuant les rapaces, font proliférer les nuisibles. L'effet boomerang d'un événement apocalyptique est évident mais cette perspective ne laisse pas de trace dans le maintenant de sa menace. La situation est différente dans le cas de la crise écologique : dévaluation et "expropriations écologiques" : expropriation sociale et économique assortie d'une continuité de la propriété juridique. On voit donc apparaître une contradiction réelle, qui ne cesse de se renforcer, entre l'intérêt de possession, qui stimule l'industrialisation, et les conséquences, qui diminuent les valeurs possédées. La société du risque est donc une société sans classes. Les conflits que génèrent les risques ressemblent à des guerres de religion civilisationnelles dans lesquelles il s'agit d'opter pour un chemin vers la modernité. Le risque ne respecte pas non plus les frontières des Etats.

Les risques sont des produits parasites que l'on ingurgite, que l'on inhale en même temps que quelque chose d'autre. Ils sont les "passagers clandestins" de la consommation normale, ils s'immiscent partout, implicitement : cette situation rappelle le destin médiéval de l'assignation à un état, la différence étant que nous sommes tous également confrontés à ce même destin. Est-il simplement possible de conserver une distance critique face à ce à quoi on ne peut échapper ? Mais peut-on, pour la seule raison qu'il n'y a pas d'échappatoire, renoncer à la distance critique et se réfugier dans l'inévitable avec ironie, cynisme, indifférence ou jubilation ?

Malgré ce nivellement, existent de nouvelles inégalités sociales au sein même de l'exposition au risque. L'accident de Bophal a mis en lumière le fait que les industries du risque ont été cantonnées dans les pays à bas salaires. C'est une chose connue que la population provinciale minée par le chômage a un "seuil de tolérance plus élevé" aux "nouvelles technologies" (qui créent des emplois). A l'échelle internationale, misère matérielle et aveuglement face au risque ont partie liée. Au Sri Lanka on répend le DDT à mains nues. Les progrès de la production font passer tout cela. Les consignes de protection sont insuffisamment développées et, là où elles existent, il s'agit d'imposture. La naïveté industrielle des populations est pour les entrepreneurs un atout inespéré : elle autorise un discours de légitimation.

Ici le rappel de deux catastrophes : à Villa Parisi, au Brésil, le 25 février 1984, 700 000 litres de pétrole se sont versés dans le marécage sur lequel sont construites les baraques à pilotis de Villa Soco. En l'espace de deux minutes un incendie immense s'est propagé, 500 personnes ont péri brûlées.

A Bophal 3000 morts, 20 000 perdront probablement la vue et les blessés sont au nombre de 200 000. Un nuage toxique s'est formé sur 65 km2 très densément peuplés.

Mais l'effet boomerang joue : les fruits, les fèves de cacao ramènent les pesticides dans les pays riches.

Deux époques,  deux cultures : les relations entre perception et production de risques

Les certitudes des sociétés de classes (richesse, pouvoir) sont celles d'une culture de la visibilité. Or ce sont ces évidences du tangible qui disparaissent dans une société de risque. En définitive, ce sont les risques invisibles qui l'emportent car on ne lutte pas contre eux puisque la priorité va systématiquement à la prospérité et à la croissance et ceux qui attirent l'attention sur les risques sont traités de rabat-joie à qui on reproche "d'exagérer démesurément" les effets de ces risques, d'en faire une description "non avérée". Et on stigmatise la critique de la science et les angoisses sur l'avenir en les imputant à "l'irrationalisme".

L'utopie de la société mondiale

Les risques ne sont pas de simples risques, ils constituent des atouts sur le marché car apparaissent des oppositions entre ceux qui sont exposés au risque et ceux qui en profitent. Et la société du risque est celle de la science, des médias et de l'information. Cela crée des tensions qui sont la source des "luttes de définition" sur l'ampleur, le degré et l'urgence des risques, tant que le risque n'est pas tel que joue l'effet boomerang. Comme le risque dépasse les frontières, on ne pourra résoudre intelligemment les problèmes d'environnement que par des négociations qui s'opèrent par-delà les frontières et par des conventions internationales. Mais l'espace international est vide d'institutions politiques. D'ailleurs il est difficile d'établir quel type de politique et d'institutions serait en mesure de traiter les problèmes. Il se constitue bien une communauté insaisissable qui est le reflet du caractère insaisissable du risque. Derrière ces phénomènes se cache, parmi bien des questions, celle de la nature du sujet politique. Comme personne n'est touché par un risque, est-il tout simplement possible de doter d'une institution politique une situation universelle de risque ; est-ce que tout le monde peut être un sujet politique ?

De la solidarité dans la misère à la solidarité dans la peur ? On voit s'esquisser dans le passage de la société de classe à la société de risque, une mutation de la nature de la société ; les premières sont attachées à l'idéal d'égalité, les secondes à la notion de sécurité. L'utopie d'égalité est positive, l'utopie de sécurité est négative et défensive. Quelle est la puissance de cohésion générée par cette peur ? Quel type de motivations et d'énergies libère-t-elle pour l'action ? La peur pousse-t-elle les hommes à l'irrationalisme, à l'extrémisme ? Il est bien possible que la peur soir pour des mouvements politiques un sol très instable - sensible au moindre souffle de désinformation.

Chapitre 2 : épistémologie politique de la société du risque

Ma thèse est que, dans la société du risque se joue une forme de paupérisation ; quel sens donnons-nous à ce terme ? 

Une paupérisation civilisationnelle ?

Comme la paupérisation matérielle, l'intensité du danger est une atteinte drastique aux conditions de vie des hommes. Les gens descendent dans la rue, on s'attaque à grand bruit au progrès et à la technique. Puis on finit par reconnaître l'existence des problèmes. En Allemagne, la paupérisation due aux menaces s'accompagne de son contraire au plan matériel : c'est là où la pression liée à la survie matérielle se fait moindre ou disparaît que l'on observe une prise de conscience du risque et un véritable engagement. Dans une société de classe, c'est l'être qui détermine la conscience ; dans la société de risque c'est l'inverse : la conscience détermine l'être. Le potentiel de menace qui réside dans les déterminants de la situation de classe - par exemple dans la perte d'un emploi - est évident pour toute personne concernée : il n'est pas besoin pour cela de connaissance spécifique. Dans la société de risques, le risque dépend de la connaissance détenue par autrui, les experts - sinon de la connaissance, du moins du dire des experts. Les décisions relatives à la production de connaissances portent non seulement sur le risque mais aussi sur l'exposition au risque (on ne cherchera pas à connaître un risque universel, qui coûterait trop cher au potentiel de production). La bureaucratie du savoir se révèle dans toute sa splendeur - là un paragraphe savoureux, page 98, qui se termine ainsi - recettes d'accès au savoir, de comportements à adopter, mais le tout bien mixé, rectifié, tourné dans tous les sens et finalement joliment présenté de façon à ne pas dire ce que l'on dit tout en disant ce que l'on préférerait garder pour soi.. Dans les situations de risque - contrairement aux situations de classe - les conditions de vie des personnes et la production de connaissances sont donc directement corrélées et imbriquées.

Ecrire une sociologie politique et une théorie de la société du risque, c'est par définition écrire une "sociologie du savoir", non un sociologie de la sciences, mais de tous les mélanges, de tous les acteurs qui sont en jeu dans le domaine du savoir.

Mais les menaces invisibles sont en train de devenir visibles. Les démentis apportés par les responsables sont d'autant plus bruyants que leur argumentation est faible. La fin de la latence a deux aspects : le risque et la perception publique qu'on en a. Les deux sont du domaine du savoir - une seule et même chose. C'est un phénomène politique de premier ordre. Les risques créent des besoins économiques infinis. Le capitalisme a absorbé la puissance de destruction de la guerre ; avec la multiplication des risques, l'économie devient autoréférentielle, indépendante du contexte de la satisfaction des besoins humains. Les risques doivent croître avec la maîtrise qu'on en a. Si elle devait se confirmer, la tendance à corriger les effets sans supprimer les causes serait une victoire à la Pyrrhus car les risques, croissant, deviendraient une menace pour tous.

Erreurs, duperie, fautes et vérités : de la concurrence des rationalités

La science constate le risque et la population en prend conscience : deux rationalités. Penser que l'écart entre les deux sera nécessairement réduit par une meilleure information est faux. Le désaccord de la population porte sur les prémisses implicites de l'évaluation scientifique. En s'attaquant aux risques, les sciences naturelles se sont privées d'une partie de leur pouvoir ; elles se sont soumises à la démocratie. Au lieu de poser une hiérarchie de crédibilité ou de rationalité, il convient plutôt de se demander, à l'exemple de la perception du risque, comment se produit la constitution sociale de la "rationalité", c'est à dire comment la rationalité devient objet de croyance, de remise en question, de définitions et redéfinitions, de conquêtes et de dévoiements. C'est dans cette direction qu'il faut déployer la logique (ou la non logique) ainsi que l'opposition et l'imbrication de la perception et de l'évaluation scientifique et sociale des risques liés à la civilisation. Ma thèse est la suivante : l'origine de la critique de la science et de la technique n'est pas à rechercher dans l'irrationalité de ceux qui les critiquent, mais dans l'impuissance de la rationalité scientifico-technique à répondre à l'expansion des menaces. Les sciences telles qu'elles ont été conçues (spécialisation, absence totale de rapport avec la praxis) se révèlent totalement incapables de réagir de façon adéquate aux risques liés à la civilisation. Elles se comportent en protecteur et légitimateur de la pollution industrielle. En cherchant à accroître la productivité, on a toujours fait abstraction des risques qui en résultent et on continue de le faire : risques d'accident, de maladie. Alors, les personnes touchées deviennent de petits anti-experts privés et découvrent que les scientifiques recourent à des "pratiques de faussaires" montrant qu'il existe des différences fondamentales entre rationalité scientifique et rationalité sociale. Refuser de prendre en compte un risque au motif qu'il est insuffisamment connu, c'est renforcer le danger. Or on est toujours plus exigeant sur la preuve de la relation de causalité ; bonne méthode pour limiter les risques reconnus alors que l'on sait que les risques sont le résulta d'un système où la causalité est diffuse et partagée.

Les taux limites d'émission sont un pauvre artifice qui fait le jeu de la pollution, qui cantonnent les risques dans des limites acceptable et ouvrent la voie à une ration durable d'intoxication collective normale, ce qui pose un problème éthique. Si l'on s'accordait sur le principe, qui ne semble pas totalement aberrant, selon lequel il ne faut pas intoxiquer du tout, il n'y aurait pas de problème. Au contraire, en considérant que les substances non mentionnées sont sans risque, on ne tient pas compte des effets d'accumulation ni de l'action conjuguée de plusieurs substances. Si l'on nous dit que c'est impossible, cela signifie que les systèmes d'ultra-spécialisation professionnelle et leur organisation institutionnelle se révèlent impuissants face au risque global généré par l'industrialisation. Bien entendu les taux limites assurent leur fonction de désintoxication ou d'anxiolytique symbolique. Et l'on nous dit que ce n'est qu'en mettant les produits en circulation que l'on pourra déterminer quels sont leurs effets, erreur logique et véritable scandale. En réalité, on ne recense pas les effets sur l'homme. Ainsi on organise en quelque sorte un test de longue durée au cours duquel l'homme, animal de laboratoire animé par un réflexe de survie, doit recueillir et exploiter les données de ses propres symptômes d'intoxication contre les réactions critiques des experts.

La science s'est transformée en administratrice d'une contamination mondiale de l'homme et de la nature ; elle a épuisé jusqu'à nouvel ordre le crédit de rationalité qu'on lui avait historiquement accordé - jusqu'à nouvel ordre c'est à dire jusqu'à ce qu'elle en ait tiré leçon en exerçant autocritique et repositionnement. Les risques échappent aux frontières des disciplines ; il faut défaire les différenciation des sous-systèmes et reconstituer une cohésion des spécialistes pour unifier le travail de lutte contre le risque.

Par ailleurs, comme les dépenses de réparation augmentent désormais plus vite que les causes, sans restructuration radicale qui donne la priorité à la prévention, l'évolution est contre-productive.

La prise de conscience du risque dans l'opinion publique : non-expérience de seconde main

Dans la mesure où le jugement scientifique détient le monopole de la vérité, si elles veulent imposer leurs exigences, les personnes concernées n'ont d'autre choix que de recourir à tous les moyens et à toutes les méthodes de l'analyse scientifique. De fait, il leur faut en même temps les modifier - démarche nécessaire mais ambivalente car critiquer la science est contreproductif pour la reconnaissance des risques. D'ailleurs la conscience que les personnes concernées ont du risque est à la fois critique et crédule à l'égard de la science. Tant que l'on considère que savoir signifie faire l'expérience consciente de quelque chose, alors personne ne peut rien savoir des risques : les menaces apportées par la civilisation donnent naissance à une nouvelle forme de "royaume des ombres" comparable à celui des dieux et des démons de la préhistoire. La réalité des toxiques et des polluants se joue dans la sphère de l'invisible et donne à leur présence présumée un espace quasi illimité. Dans la société du risque, ce qui prête à controverse n'est plus ce que l'on voit mais ce que l'on ne voit pas. Et ces nouveaux esprits sont bien vite accompagnés d'autres esprits pour déterminer la pensée et l'existence des hommes et l'on voit apparaître de nouvelles communautés. Au centre de ces communautés, la peur. Cette peur vitale suscite une solidarité des choses vivantes.

La peur du risque peut aussi provoquer le refoulement, la négation du risque. Le processus de prise de conscience du risque est réversible. Contrairement à la faim ou à la misère, il est assez facile, quand il est question de risques, de se livrer à des détournements interprétatifs des inquiétudes et des peurs qui ont été alimentés ; on peut déplacer les problèmes dans le domaine de la pensée et de l'action, les transformer en conflits sociaux. Et ce type de pratique est très apprécié : la société du risque se mue en "société à bouc émissaire" : ce ne sont plus les menaces qui provoquent l'inquiétude, mais ceux qui en signalent l'existence.

Dans l'ancienne société industrielle, il fallait être apte à lutter contre la misère matérielle, à éviter la déchéance sociale, objectifs qui sont à la base de la société de classe ou des stratégies individuelles de formation et de choix d'une carrière. Dans la société du risque une importance cruciale est dévolue à l'aptitude à anticiper sur les dangers, à les supporter, à les gérer biographiquement et politiquement. Les formes traditionnelles et institutionnelles de la maîtrise de la peur et de l'incertitude telles qu'elles s'étaient développées dans le cadre de la famille, du couple, de la répartition des rôles par sexe, dans la conscience de classe, les partis politiques et les institutions qui y étaient liées perdent de leur signification. La gestion de la peur et de l'incertitude finissent par constituer une qualification culturelle essentielle.

La dynamique politique des risques reconnus 

Une fois que les risques liés à la modernisation ont été reconnus - et cela n'et pas une mince affaire…- il ne suffit pas de savoir, il faut savoir collectivement, y croire et donner un éclairage politique aux chaînes de causes et de conséquences ; alors les risques mettent en branle une dynamique politique inouïe. C'en est fini de la latence des "effets induits" : ceux-là s'organisent, portent plainte : le monde change. Une fois le risque reconnu, la frontière entre technique et politique se déplace : ce qui relevait du management devient "sujets brûlants" de la politique gouvernementale ; on voit se développer une politique dirigiste de l'état d'exception, qui, si le danger perdure, peut devenir un état normal, avec un nouvelle répartition des pouvoirs : révolution silencieuse qui peut avoir plus d'effet que les révolutions politiques. La catastrophe n'est pas très douée pour la démocratie et pousse vers un autoritarisme scientifico-administratif, totalitarisme légitime de la prévention.

Aperçu : nature et société à la fin du XXème siècle

On assiste à la fin de l'opposition entre nature et société. La sociétisation de la nature a pour corollaire inattendu une sociétisation des destructions et des menaces portant sur la nature : les dommages infligés aux conditions naturelles de la vie se muent en menaces médicales, sociales et économiques globales pour l'homme, ce qui implique des exigences radicalement nouvelles pour les institutions sociales et politiques de la société mondiale hyperindustrialisée. Les problèmes d'environnement ne sont pas des problèmes qui se jouent dans les "environs" ; ce sont incontestablement - dans leur genèse comme dans leur forme - des problèmes sociaux, des problèmes de l'homme. Continuer de parler de la nature comme une non-société, c'est parler dans les catégories d'un siècle révolu, incapable désormais de saisir la réalité qui est la nôtre.

Le travail des scientifiques est à ce point chargé d'enjeux qu'il se fait au beau milieu d'un puissant champ magnétique politique, économique et culturel. Les sciences naturelles sont devenues des succursales de la politique, de l'éthique, de l'économique et de la législation, camouflées sous un habillage de chiffres. Dans toutes les sciences, pour pouvoir continuer à faire de la recherche de façon honnête, il est donc indispensable d'avoir une conscience morale et politique confortée et garantie par un cadre institutionnel.
 
 

Deuxième partie : Individualisation de l'inégalité sociale. Formes d'existence et déclin de la tradition dans la société industrielle.

On se borne ici à donner des notes de lecture du chapeau de cette deuxième partie, qui traite des effets sociaux de la modernisation.

La logique de répartition des risques liés à la modernité n'est qu'une dimension de la société de risque. Les situations globales de menace qui en résultent, et la dynamique conflictuelle et évolutive qu'elles recèlent tant sur le plan social que sur le plan politique constituent des phénomènes nouveaux et importants. Apparaissent de nouveaux risques sociaux biographiques et culturels qui ont vidé de son contenu la structure interne de la société industrielle - classes sociales, formes familiales, statut sexuel, couple, parentalité, profession- et les principes d'existence de base qui étaient inscrits dans cette structure.

On peut formuler l'hypothèse théorique à laquelle obéissent ces deux perspectives (les nouveaux risques technologiques et la remise en cause sociale) : au tournant du XXI ème siècle, le processus de modernisation n'a pas seulement dépassé l'opposition entre nature et société, il a aussi ébranlé le système de coordonnées interne à la société industrielle, c'est à dire sa conception de la science et de la technique, les axes entre lesquels se joue l'existence humaine (la famille et le travail), la répartition et la séparation entre politique démocratiquement légitimée et subpolitique (c'est à dire notamment l'économie, la technique, la science).

Nous esquisserons en sept thèses l'argumentation qui sera développée dans ce chapitre : 1- dans tous les pays occidentaux riches, on a vu depuis la seconde guerre mondiale une poussée sociale de l'individualisation d'une ampleur sans précédent, qui conduit à l'émancipation de l'individu, libéré de son appartenance sociale à une classe donnée et à un statut sexuel. 2- La thèse de l'individualisation affirme que la dynamique du marché du travail assurée par l'Etat-providence a dilué et dissous les classes sociales à l'intérieur même du capitalisme, ce qui, dans une perspective marxiste, conduit au phénomène (encore non analysé) d'un capitalisme sans classe, qui conserve néanmoins toutes ses structures et les problèmes d'inégalité qui en découlent. 3- L'intensification et l'individualisation des inégalités sociales sont indissociables. En conséquence, les problèmes qui relèvent du système sont assimilés à des échecs personnels, donc privés de leur dynamique politique. On voit apparaître une nouvelle immédiateté dans la vie des individus et dans la société : les crises sociales ont l'apparence de crises individuelles et il devient quasi impossible de les appréhender dans leur composante sociale. 4- Cette individualisation, qui conduit à une transformation de la condition féminine intervient donc également à l'intérieur de la famille. 5-La société industrielle n'a jamais été une société purement industrielle ; elle est également pour partie une "société par états", cet aspect étant un produit et un fondement de la société industrielle elle-même. 6- Ce n'est plus l'hérédité ni l'appartenance à une classe, ni la structure stable de la famille qui donne son cadre de vie de chaque individu. Les individus deviennent, à l'intérieur et à l'extérieur de la famille, les agents de leur propre subsistance médiée par le marché, et les agents d'une planification et d'une organisation de leur biographie qui intègre ces exigences. Cela va de pair avec une institutionnalisation et une standardisation des modes de vie, car les individus, libérés de la tradition deviennent dépendants des institutions qui règlent et rendent possible le jeu du marché. 7- Ici, l'individualisation apparaît donc comme un processus historique de sociétisation contradictoire, avec apparition des nouvelles communautés socioculturelles, de nouveaux mouvements de quête qui expérimentent de nouveaux rapports sociaux pour répondre à de nouvelles situations de menace et qui recherchent des formes de politisation et de stabilité susceptibles de permettre la constitution sociale d'une identité dans des mondes individualisés désertés par la tradition.

Troisième partie : modernité réflexive : généralisation de la science et de la politique

Résumé et aperçu : 

Dans la deuxième partie, nous avons abordé le processus d'individualisation vu comme le produit de la réflexivité (l'auteur parle de "réflexivité" pour signifier que le dynamisme de la modernisation n'agit plus à l'intérieur d'un cadre préexistant mais s'exerce sur ce cadre lui-même), dans laquelle le processus de modernisation garanti par l'Etat-providence détraditionnalise les formes d'existence propres à la société industrielle. La généralisation de la société de marché du travail garantie par l'Etat-providence a sapé les bases de la société de classes, ainsi que celles de la cellule familiale restreinte. L'une et l'autre se trouvent émancipées des formes d'existence et des évidences apparemment naturelles de la société industrielle. Les formes traditionnelles de maîtrise de la peur et de l'insécurité propres aux milieux sociaux et moraux, aux familles, aux couples, aux fonctions masculines et féminines ne font plus leur office. C'est donc à l'individu lui-même que cette responsabilité incombe.

Dans la première partie, on a perçu également le caractère réflexif du processus de modernisation lorsque l'on étudie la production de richesse et la production de risques. De même le contexte social est radicalement transformé au cours du processus de modernisation réflexive. En scientifisant les risques liés à la modernisation ou les arrache à l'état de latence. Le triomphe du système industriel brouille les limites entre nature et société. On ne peut plus traiter les risques liés à la modernisation en supposant leur conformité aux structures de l'inégalité sociale car ils déploient aujourd'hui une dynamique de conflit qui s'émancipe de l'organisation schématique de la société industrielle en production et reproduction, classes, partis et sous-systèmes. La notion de société du risque affirme l'in-compatibilité de la répartition des richesses et de la répartition du risque, et la concurrence de leurs "logiques".

La troisième partie développe une autre perspective : la modernisation réflexive, qui s'inscrit dans le contexte d'une démocratie ultradéveloppée et d'une scientificisation très poussée conduit à un effacement caractéristique des frontières entre science et politique. La maîtrise de la connaissance et la transformation sociale cessent d'être des monopoles. Soudainement il devient difficile de dire qui a la primauté de la transformation des modes de vie humains qui se joue au-delà de la sanction démocratique : est-ce encore de la politique familiale, ou déjà la génétique humaine ?

Chapitre 7 : une science au-delà de la vérité et de la rationalité émancipatrice ? Réflexivité et critique de l'évolution scientifico-technique.

Les développements qui vont suivre reposent avant tout sur une constatation précise : autrefois, on devait faire face à des menaces "externes" (dieu, la nature) ; aujourd'hui les risques s'inscrivent dans une construction scientifique et politique : la science devient cause (partielle), medium de définition et source de solution des risques ce qui génère des contradictions. Nous développons cela en quatre thèses : 1- nous entrons dans une deuxième phase où la scientificisation ne s'applique plus seulement au monde "préétabli" de la nature mais soumet au doute scientifique jusqu'aux fondements intrinsèques et aux conséquences externes de la science elle-même, ce qui entraîne une transformation radicale des relations qu'entretient le travail scientifique à l'intérieur et à l'extérieur de son domaine propre. La délimitation entre intérieur et extérieur était indispensable à la dynamique de la scientificisation primaire : généralisation du doute à l'intérieur et utilisation autoritaire des résultats à l'extérieur. Or la science devient la source des problèmes eux-mêmes. La science se livre à une autocritique médiée par la sphère publique, processus de démystification, mutation profonde. 2- On assiste donc à une disparition du monopole scientifique sur la connaissance : la science est de plus en plus nécessaire et de moins en moins suffisante à l'élaboration d'une définition socialement établie de la vérité. La prétention à la connaissance et à l'établissement de la vérité dans la logique des Lumières recule systématiquement devant le faillibilisme triomphant, produit de la méticulosité scientifique. Ceux qui étaient objets de la science (chacun d'entre nous) deviennent aussi des "sujets" au sens où ils peuvent et doivent gérer activement des offres d'interprétation scientifique hétérogènes, les réagencer selon des combinaisons nouvelles, ce qui leur donne de nouvelles possibilités d'influence et d'action 3- Ces nouvelles possibilités vont engendrer une nouvelle pression politique qui pourrait conduire à une "société de tabous" scientifiquement élaborés : "contraintes objectives", dynamiques spécifiques seront évoquées pour s'opposer à des évolutions perçues comme porteuses de risques. Les sciences ne seront plus "briseurs de tabous" mais "constructeurs de tabous". 4- Mais cette "tabouisation" n'est pas inéluctable. Ce qui est décisif, ce n'est pas de savoir si la science déborde le cadre de sa propre sphère d'influence et tente de participer politiquement à la mise en place de ses résultats, c'est du savoir quel type de science est susceptible d'intégrer d'emblée à sa démarche les éventuels effets induits prétendument imprévisibles : saura-t-elle passer outre son hyperspécialisation pour aller vers une spécialisation sur le lien, saura-t-elle renouer avec la capacité d'apprentissage dans le rapport entre elle-même et les effets pratiques ? Les risques et les menaces seront-ils interprétés de façon méthodico concrète, déployés scientifiquement, ou banalisés et occultés ?

Scientificisation simple et scientificisation réflexive

On scientificise la scientificisation en la considérant comme un problème, ce qui met en lumière les difficultés et contradictions des différentes sciences et professions dans leurs relations entre elles. Les risques débordent le cadre des possibilités traditionnelles de traitement des erreurs internes à une discipline et ils impliquent de nouvelles structures de répartition dans les rapports entre science, pratique et sphère publique. La mise en évidence des risques perturbe les relations de concurrence entre disciplines scientifiques, sous la pression de l'opinion publique, car ces risques reposent sur des définitions et des relations qui ne sont pas internes aux sciences mais propres à la société tout entière. La critique de la science tient sa force de la réception de contre-expertises, ce qui conduit à une scientificisation des protestations contre la science, ce qui les distingue des critiques que la science a connues dans son histoire. Ces critiques, médiées par l'opinion, sont un facteur d'expansion de la science - phénomène particulièrement visible avec l'écologie. De façon générale, c'est sans doute justement parce qu'il est consciente de dépendre de l'objet de sa protestation que la position de celui qui rejette la science est si amère et irrationnelle.

Fin du monopole de la connaissance

Dans sa phase "primaire", la scientificisation repose sur la coexistence du doute et de la certitude : alors que le succès interne au milieu scientifique repose sur le déboulonnage des "demi-dieux en blanc", le succès externe des scientifiques suppose au contraire que l'on établisse de façon ciblée, que l'on encense et que l'on défende envers et contre tout "les prétentions à l'infaillibilité" en les défendant contre tous les "soupçons de la critique irrationnelle". Par ailleurs, autre contradiction, tout ce qui entre en contact avec la science est susceptible de transformations - à l'exception de la rationalité scientifique elle-même. Cela peut-il durer ? Les sciences portent en elles-mêmes les critères de leur critique et de leur disparition. Il en résulte une tendance à l'égalisation entre experts et profanes.

Cette critique généralisée de l'idéologie de la science préétablie ne date pas d'hier : sociologie du savoir de K. Manheim, falsificationnisme de K.R. Popper ou encore la critique historique du normativisme épistémologique de T.S. Kuhn par exemple. Popper s'en est déjà pris à la pensée par falsification. Tous les "reliquats de démonstration" du discours scientifique sont peu à peu révélés par le principe de falsification, et éliminés par la science elle-même jusqu'à ce que les piliers sur lesquels reposait le principe de falsification disparaissent eux aussi. Seule la célèbre formule de Feyrabend, "rien ne va plus"', rend compte de cet état obtenu avec force compétence et méticulosité épistémologique. Poser à un scientifique la question de la vérité est devenu presque aussi embarrassant que de parler de Dieu à un prêtre. Bien entendu, cette perte de la vérité a aussi des côtés sympathiques. C'est peut-être mieux, plus honnête, plus varié. Quand on a réuni trois scientifiques, on a quinze points de vue divergents.

Mais cette disparition des prétentions à la réalité, cette conventionnalisation augmente l'arbitraire des présomptions de risques, qui finissent par se neutraliser mutuellement. Et le rapport des résultats scientifiques à leur application pratique entre en jeu dans la formation des hypothèses - qui doivent être socialement acceptables. Le lieu du contrôle et la nature des critères se déplacent : de l'intérieur vers l'extérieur, de la méthodologie vers la politique. Les limites qui devaient définir et fixer les domaines d'attribution ont disparu : validité et genèse, contexte d'apparition et d'utilisation, dimension éthique et factuelle de la recherche, de la science et de la politique s'imbriquent, créent de nouvelles zones d'intersection difficiles à démêler.

Le flot des découvertes, leur caractère contradictoire et hyperspécialisé finissent par transformer leur réception en participation : l'autonomie de la politique par rapport à la science est produite par la science ; elle naît du trop plein d'une science qui a rabattu ses exigences et offre une image de pluralisme interprétatif qui se relativise lui-même. Alors les hommes, affranchis de la "tutelle" des experts, sont de plus en plus nombreux à savoir se servir des "pinailleurs scientifiques". Autre conséquence : pour pouvoir s'affirmer dans cette concurrence inter- et intra-professionnelle des experts, il ne suffit plus de prouver le caractère représentatif d'une découverte. Il faut maintenant se présenter soi-même, et être convaincant : la production (ou la mobilisation) de la croyance devient une source centrale d'affirmation sociale des prétentions à la validité. Et les intérêts les plus divers peuvent s'insérer sans risquer d'être contredits par la science elle-même dans cet espace créé par une science nécessaire mais non suffisante : astrologie, occultisme, fatalisme etc.

En faisant montre de leur modestie en matière de connaissance, les sciences créent un marché infini pour leurs prestations de service.

Tabous théoriques et tabous pratiques

Une fois que les risques que la science a produits se retrouvent au centre du travail scientifique, l'une des tâches centrales de la recherche d'explications scientifiques est de prouver qu'il est inévitable de les accepter : les sciences qui se montrent capables d'évacuer les risques par l'explication occupent une place centrale. L'explication trouvée, on a trouvé des responsables. Dans les zones de risque, les analyses sur la causalité sont - que les chercheurs le veuillent ou non - des scalpels politico-scientifiques utilisés pour les opérations dans les zones de production industrielle, dont les effets induits peuvent se retourner contre la science elle-même. En conséquence, la civilisation scientifico-technique a tendance à se muer en "société des tabous", de multiples tabous d'immuabilité : le scientifique est embarrassé : doit-il contourner ou affronter les tabous sociaux des variables de l'action ? La recherche, en raison de sa configuration institutionnelle, épistémologique et morale, doit se mettre en position d'accepter et de sonder les implications politiques de son travail, au lieu d'obéir à la baguette sans se poser de question. Elle peut donner la preuve de son intégrité en résistant à la pression dominante qui veut qu'elle transforme les tabous pratiques en tabous théoriques. Sans doute Max Weber, qui a toujours eu conscience de la signification politique de la science, militerait-il aujourd'hui pour une analyse objective des risques qui sache tirer justement sa force politique de son objectivité engagée, consciente des valeurs.

De l'évaluation des effets secondaires

Les effets secondaires deviennent de moins en moins calculables et de plus en plus prévisibles : on dispose (en principe) de connaissance sur eux ; on ne peut pas continuer à prétendre que l'on ne peut pas les maîtriser et, dans la mesure où on en connaît les effets possibles, il faut en tenir compte dans l'action. La diversité des effets prévisibles est telle qu'ils deviennent impossibles à calculer.

Cette impossibilité, qui provient des succès même de la science, donne paradoxalement du pouvoir aux utilisateurs de la science et rend la demande indépendante de l'offre puisqu'elle peut jouer les experts les uns contre les autres. Ce sont les utilisateurs qui doivent assumer la réduction de l'incertitude nécessaire à l'action.

Aujourd'hui, choisir certains chiffres, projeter des causes sur telle personne ou telle chose, interpréter le problème de la société de telle ou telle manière, évoquer tel type de solutions - autant de décisions qui sont tout sauf neutres. Chacune de ces décisions englobe des décisions implicites sur des séries de conséquences qui impliquent au final des formes de coexistence sociale différentes. Quel type de science exerce-t-on pour faire ces choix ?

Les contraintes objectives autoproduites apparaissent comme des contraintes fabriquées. Le "déterminisme technologique et économique" est aujourd'hui remis en question : les émissions polluantes ne sont plus des conséquences d'un mode de production mais peuvent orienter le choix du mode de production. La question centrale n'est plus l'objet de la recherche mais la manière dont la recherche est menée. Continuera-t-on à lutter contre les symptômes, ce qui est très coûteux, ou désignera-t-on les sources des problèmes et leur élimination dans l'évolution industrielle même ? Les risques, en ce qu'ils concernent le futur et non le passé, surgissent là où les traditions, et avec elles les valeurs, se désagrègent. La société du risque est une société auto-critique. Les jugements sur le risque sont les jugements moraux de la société scientificisée. Notre société doit donc faire preuve d'une grande capacité d'apprentissage, éviter les situations irréversibles. A cet égard l'énergie nucléaire est un jeu extrêmement dangereux ; outre la question des déchets, elle prépare l'avènement d'"Etats atomiques autoritaires". Nous devons pouvoir revenir a posteriori sur des effets induits identifiés après coup.

Comme la spécialisation de la pratique scientifique empêche de voir les effets induits, c'est sur le lien que la science devrait se spécialiser : par exemple l'étude des relations entre distribution de produits alimentaires, agriculture, industrie etc. conduira à se poser des questions cruciales

Il existe un question déterminante : sera-t-on capable de se fonder sur l'état de la réflexion méthodologique et de l'autocritique engagée par le travail scientifique pour rattacher ce travail à la réalité selon des modalités nouvelles qui restent à inventer ?

Chapitre 8 : Pas de limite à la politique : gestion politique et mutation technico-économique dans la société du risque

Il est désormais impossible d'imputer les situations de menace à des causes externes. Les risques deviennent le moteur de l'autopolitisation de la modernité dans la société industrielle ; ils transforment la nature, la localisation et les médiums de la "politique".

Politique et subpolitique dans le système de la modernisation.

Quatre thèses : 1- A l'origine, le projet de la société industrielle est bâti sur le modèle du "citoyen divisé" : le citoyen participe à la politique et respecte les lois, le bourgeois, pour s'enrichir, contribue au progrès économique, sphère différente de la sphère politique. Or l'évolution technico-économique bouleverse l'équilibre social au mépris des règles de fonctionnement de la démocratie : projet, délibération, élection, ratification. 2- Une mutation sociale s'effectue sous la forme du non-politique. Le malaise dans la politique n'est que le produit d'un rapport déséquilibré entre le toute puissance de la pratique officielle qui se donne des airs politiques et devient impuissante, et une transformation très large de la société qui arrive à petits pas en se soustrayant à la décision mais de façon irrésistible et apolitique. Les notions de politique et de non politique deviennent donc très floues. 3- La perte du pouvoir de l'Etat n'est pas l'expression d'un renoncement politique mais le produit d'une démocratie et d'un Etat social accomplis où les citoyens se servent de tous les médiums de contrôle social et juridique. En même temps l'évolution technico-économique perd son caractère non politique en même temps qu'elle acquiert un plus grand potentiel de transformation et de menace ; elle prend un statut de subpolitique. 4- Le politique devient apolitique et ce qui était apolitique devient politique. En encourageant "l'essor économique" et la "liberté scientifique" on s'engage vers une révolution déguisée en normalité : le politique deviendra l'administrateur d'une évolution qu'il n'aura pas planifiée. On passe à la domination impersonnelle (Hannah Arendt) d'effets induits latents invisibles (mais qui ne le sont plus).

Perte de fonction du système politique : arguments et évolutions

La puissance de la décision politique tire son potentiel d'influence non seulement des effets secondaires dysfonctionnels des mécanismes de marché mais aussi de ce que "l'Etat interventionniste s'engouffre dans les brèches fonctionnelles du marché" (J. Habermas, 1973). Au cours de dix dernières années on constate que le projet de l'Etat social interventionniste a perdu ses énergies utopiques en se réalisant ; en effet, d'une part, il est en butte aux résistances de investisseurs privés et d'autre part "le projet de l'Etat social en tant que tel est habité par la contradiction entre objectif et méthode" (Habermas 1985). Par ailleurs la "nouvelle complexité" (selon la formule de Habermas) rend compte du dérèglement de la structure sociale et du comportement politique des électeurs (avec une proportion croissante des électeurs fluctuants). Ces diagnostics reposent, factuellement ou normativement, sur l'idée qu'il existe un centre politique. Pourtant, derrière la "nouvelle complexité" se cache une mutation profonde du politique : affirmation de la prise de conscience des droits du citoyen, déperdition de pouvoir de l'Etat qui aboutit à la formation d'une nouvelle culture politique et transformations de la structure sociale liées au passage du politique au sub-politique, ce qui entraîne une disparition des frontières du politique.

La démocratisation : moindre pouvoir de la politique ? 

Au cours de la modernisation réflexive, il est de plus en plus évident que l'adoption des "solutions" politiques devient contingente une fois justement que les droits démocratiques sont établis. Il faut considérer que l'adoption d'un programme est une processus "d'action collective". La démocratisation s'accompagne de l'apparition de réseaux de discussion qui échappent à l'organisation formelle des attributions de compétences. Or, d'un côté la concentration et la spécialisation du système politique sont fonctionnellement nécessaires, de l'autre cette conception autoritaire des positions dirigeantes est systématiquement vidée de son contenu par l'application et la perception des droits démocratiques. Dans les démocraties développées, on a élaboré quantité de contrôles pour limiter le développement du pouvoir politique: séparation d'un contrôle judiciaire ; avec la République fédérale (en Allemagne), les conventions collectives, la liberté de la presse. 

Cet affaiblissement du centre multiplie les formes de contrôle extraparlementaire mais n'empêche pas la politique étatique d'avoir le monopole des domaines centraux de la politique extérieure et militaire et de la "sécurité" intérieure.

Les prochain pas vers la démocratie réelle auront pour objet non pas la seule lutte pour les droits mais aussi leur mise en œuvre dans l'ensemble de la société : l'analyse des décisions prises par les juges montre leur très grande variance ; de plus, un grand nombre de thèmes et de situations conflictuelles portés devant les tribunaux ont perdu leur caractère socialement univoque. La décision revient donc au magistrat et le législateur se trouve souvent au banc des accusés. Toute décision administrative est susceptible d'être contestée devant les tribunaux ; cela augmente l'incertitude et les délais et renforce l'impression d'impuissance de l'Etat. Notons en passant que cela renforce dans l'administration le pouvoir du juriste aux dépends du politique. Le pouvoir de définir les problèmes et les priorités appartient à la presse et repose essentiellement sur le tirage des journaux et l'audimat. Une autre composante de la sub-politique se trouve dans la sphère privée : le choix du conjoints, le nombre et l'éducation des enfants, sphère privée à qui la détraditionalisation des modes de vie donne des marges de manoeuvre ce qui crée de l'incertitude dans les fondements sociaux de la politique. La décentralisation politique se manifeste par l'engagement politique actif des citoyens échappant à tous les schémas politiques antérieurs : "nouveaux mouvements sociaux", recours judiciaire, recours aux médias, ce que les enquêtes sociologiques traduisent par une demande de participation.

Tandis que l'approche traditionnelle de la politique partait avec une certaine naïveté de l'idée que la politique peut atteindre les objectifs qu'elle s'est proposés pour peu qu'elle trouve les moyens appropriés, les études récentes considèrent donc la politique comme une interaction d'acteurs différents qui peut se faire à contre-courant des hiérarchies formelles et échapper aux attributions fixes.

Culture politique et évolution technique : la fin du consensus sur le progrès ?

Le "progrès" est bien plus qu'une idéologie ; il est la structure de transformation sociale extraparlementaire permanente qui permet à la limite de recourir à l'ordre étatique pour imposer une transformation. Pour comprendre cette force de légitimation du consensus sur le progrès, il faut se remémorer le rapport entre culture sociale et politique, et évolution économico-technique. Max Weber, Thorstein Veblen ont montré que le travail et les mutations techniques et économiques restent inscrits dans le système de normes culturelles. Jusqu'aux années soixante il était évident que progrès économique, technique et individuel allaient de pair. Les effets négatifs pouvaient être traités séparément et a posteriori. Or l'augmentation des risques a rendu caduc le principe de l'équivalence entre progrès social et progrès technique et l'arène du débat a vu arriver de nouveaux groupes qui n'étaient pas du tout prévus - et ces groupes sont bien informés et compétents. Mais le débat est décalé et les protestations arrivent trop tard : sur la technologie génétique, même les scientifiques ayant foi dans le progrès ne peuvent s'empêcher de frémir, mais les décisions sont prises depuis longtemps. En fait il n'y a même pas eu de décision.

Subpolitique de la médecine - étude d'un cas limite

La durée moyenne de vie a beaucoup augmenté, ce qui est un succès de la médecine, mais aujourd'hui on assiste à une augmentation dramatique des maladies dites "chroniques" c'est à dire des maladies que l'on sait diagnostiquer mais que l'on ne sait pas traiter : en 1982, sur les 10 % de personnes enregistrées comme ayant une maladie, 70 % avaient une maladie chronique. La maladie est généralisée ; tout et n'importe quoi est ou rend potentiellement "malade". Par ailleurs, au sujet des fécondations in vitro, qui rendent possibles des naissances sans père et qui font que la vie n'est plus la vie, la mort n'est plus la mort (voir le sort des embryons qui ne trouvent pas d'utérus), comment est-il possible que l'opinion publique ne s'interroge qu'après coup sur les conséquences, les objectifs, les dangers etc. de cette discrète révolution sociale et culturelle ? On obtient un véritable scandale qui consiste à appliquer des décisions fondamentales portant sur l'avenir social sans passer par le Parlement ni la sphère publique, et à déréaliser le débat sur les conséquences par la pratique de leur réalisation - car il n'existe pas de lieu social de la décision. Une difficulté tient à ce que l'on ne peut juger des effets qu'après la mise en œuvre. Dans la subpolitique de la médecine, c'est la logique du "progrès" qui permet la transgression inconsidérée et aventureuse des limites. Cette subpolitique est absolument directe : exécutif et législatif sont réunis dans le mains de la recherche et de la pratique médicales - et même le judiciaire -, pleins pouvoirs non différenciés. Dans un nombre de secteurs de plus en plus important, on fait d'une réalité marquée et façonnée par la médecine la condition préalable de la pensée et de l'action. Cette assise de l'organisation de la profession équivaut à une "stratégie de marché réflexive" : ce groupe professionnel profite des risques et des situations de dangers qu'il produit, et étend continuellement son propre domaine d'action par les innovations thérapeutiques qui s'y rapportent. En subpolitique, différemment du politique, conscience et influence ne sont pas corrélées : quelques chercheurs, qui dépendent de leur laboratoire, peuvent se livrer à un véritable bouleversement.

Le dilemme de la politique et de la technologie

Les rênes du processus de modernisation sont entre les mains de la subpolitique économique. Comme les décisions portant sur le développement technique et sur les investissements sont corrélées, la politique et la sphère publique doivent attendre que les décisions aient été appliquées pour en prendre connaissance. Pour prendre des contre-mesures, la politique a donc toujours plusieurs temps de retard. En conséquence, la politique se spécialise dans la légitimation des conséquences qu'elle n'a ni causées ni pu empêcher. Le modèle du "progrès" a alors bien des avantages : il légitime une transformation de la société : la foi dans le progrès vient remplacer les élections. Même, elle se substitue aux questions. En fait c'est une religion terrestre de la modernité.

Subpolitique de la rationalisation

Avec les opportunités de rationalisation qu'offrent la microélectronique et les autres technologies de l'information, avec les risques d'environnement et la politisation des risques, l'incertitude s'est immiscée jusque dans les cathédrales des articles de foi économique : ce qui était encore stable devient mouvant. "Même sans intervention étatique, un bon nombre d'entreprises auraient des difficultés à élaborer des stratégies conséquentes pour l'avenir" (Piore et Sabel, 1985). "La confusion qui règne actuellement autour de la question de l'organisation des technologies, des marchés et des hiérarchies est le signe tangible de l'effondrement d'éléments décisifs mais pourtant à peine compris du système d'évolution économique qui nous était familier" (ibidem). La microélectronique ouvre une phase qui réfute techniquement le mythe du déterminisme technologique. Il faut savoir quel type d'organisation sociale on veut pour pouvoir exploiter au mieux les possibilités techniques de mise en réseau, qui autorisent le découplage des processus de travail et de production. Nous entrons dans une phase d'expérimentation dans l'élaboration organisationnelle avec l'apparition de rationalités réflexives de deuxième type : il s'agit de rationaliser non des processus à l'intérieur d'un système, mais le système lui-même. On voit apparaître des systèmes dans lesquels le "dirigeant" concrètement identifiable devient une exception. Par ailleurs, dans la mesure où la production est de moins en moins liée à un lieu précis, l'information devient un médium central de cohérence et de cohésion de l'unité de production. Les luttes de pouvoir pour la répartition et les clés de répartition des flux d'information seront une source d'affrontements essentielle.

De façon a priori paradoxale, la concentration de données et d'informations s'accompagne d'un démantèlement des grandes bureaucraties et des appareils administratifs. Il est possible de décentraliser la prestation de service jusqu'à en faire des libres-services. L'exemple des distributeurs de billets montre que la force de travail des consommateurs peut être mobilisée en dehors du marché du travail, ce qui correspond à une autosuppression raffinée du marché, "économie de l'ombre" qui se diffuse à l'intérieur même de la production médiée par le marché. Avec l'augmentation de l'incertitude et des risques, les entreprises sont de plus en plus intéressées par la flexibilité. Le modèle de production originel est complètement battu en brèche par un nouvel hybride : les produits fabriqués en masse et individualisés. Cette mutation du système du travail est le produit de conflits et de décisions portant sur les formes de travail, d'organisation et de gestion de l'entreprise, faisant apparaître un espace de transformation subpolitique : l'organisation sociale de l'entreprise, du moment qu'elle cesse d'être définie a priori comme objective et nécessaire, prend une dimension politique et morale ; elle est donc soumise plus que jamais à la pression de légitimation. Elle n'est donc ni politique, ni non politique. L'activité de l'entreprise ne se limite plus à produire. elle devient discursive ; il ne lui suffit plus de s'affirmer sur le marché ; il lui faut aussi des arguments qui eux sont non économiques.

Résumé et aperçu : scénarios pour un futur possible

La religion du progrès a eu son heure de gloire et a continué à l'avoir alors même que ses promesses rencontrent les conditions de leur non-réalisation. Dans les années soixante-dix, deux évolutions historiques ont mis fin à cette époque. Les possibilités de transformation sociale s'accumulent dans l'interaction de la recherche, de la technologie et de l'économie et dans un contexte de stabilité institutionnelle et de maintien des compétences, la puissance de transformation quitte le domaine de la politique pour s'installer dans celui de la subpolitique.

En lieu et place des utopies politiques, on trouve aujourd'hui l'énigme des effets secondaires. Les utopies sont transformées en leur image négative de sorte que la situation menace de tourner au grotesque : la non-politique commence à assumer le rôle dirigeant théoriquement dévolu à la politique et la politique devient une agence de publicité financée par les fonds publics, qui vante les qualités d'une évolution qu'elle ne connaît pas et à laquelle elle ne participe pas activement. Lorsque les effets secondaires prennent l'ampleur et les formes d'une mutation sociale qui fera date, le caractère naturel du progrès apparaît clairement dans ce qu'il a de menaçant. On voit alors naître les zones floues d'une organisation politique de l'avenir dont nous esquisserons trois variantes.

Le retour à la société industrielle

C'est aujourd'hui l'option généralement retenue par delà les clivages entre partis politiques. Elle se fonde sur le réalisme qu'elle suppose. Pourtant elle néglige le fait que, dès qu'il s'agit de modernisation - c'est à dire d'innovations constantes -, dans la continuité, des éléments semblables en apparence peuvent signifier et produire des choses radicalement différentes. Ainsi, la politique, en limitant son rôle à la légitimation de décisions dont elle n'est pas à l'origine, finit par se désarmer elle-même. Cette stratégie de réindustrialisation qui prolonge le XIXème siècle jusqu'au XXième siècle néglige le fait que s'attaquer aux expérience et aux principes directeurs de la modernité offre à la fois la continuité et la possibilité de venir à bout des restrictions propres à la société industrielle. Le potentiel de menace pourrait constituer un défi pour l'imagination créatrice et les potentiels humains de transformation, si on le considérait et le prenait au sérieux pour ce qu'il est.

Lorsqu'il s'agit de définitions du risque, il ne peut être question d'une unité des intérêts économiques : il y a des "gagnants" et des "perdants", ce qui veut dire en passant que la lutte contre les effets secondaires n'ira pas nécessairement contre la prospérité économique. Si l'économie n'est pas responsable de ce qu'elle déclenche, la politique est responsable de ce qu'elle ne contrôle pas. A contrario, les définitions des risques, loin d'empêcher l'exercice du pouvoir politique, le rendent possible. A mesure que l'on découvre les potentiels de risque, la politique gagne en influence. Inversement, la négation du risque ne résout rien. Sur le long terme, il est impossible d'éluder le problème en recourant à la gesticulation politique et à des opérations cosmétiques et symboliques. Les incertitudes allant croissant, sous l'effet d'un choc l'apathie et le cynisme politiques pourraient augmenter rapidement dans la population et élargir encore le fossé qui sépare structure sociale et politique. La vieille alliance entre incertitude et extrémisme serait ressuscitée. D'ailleurs aujourd'hui la nostalgie de l'"homme à poigne" croît au point que l'on a l'impression de voir le monde vaciller autour de soi. Les effets secondaires d'une politique qui néglige les effets secondaires menacent de transformer cette politique en son contraire.

Démocratisation de l'évolution technico-économique

C'est la deuxième option. Il s'agirait de démocratiser la modernisation. L'instrumentarium classique du système politique doit être élargi à des éléments qui sont extérieurs à ce même système : contrôle des évolutions technologiques des entreprises par le gouvernement, implications de groupes de citoyens, débats entre experts etc. L'idée de base est que les cogouvernements et les contre-gouvernements de la subpolitique doivent être ramenés à la responsabilité parlementaire. Or cette option bute sur un problème crucial : elle continue de supposer centralisation et bureaucratisation. Les partisans de cette option rêvent à une variante écologique de l'Etat providence. On pourrait instituer un système d'assurance contre les affection provoquées par le pollution, analogue à l'assurance sociale. Ce système buterait sur le fait que cela créerait des distorsions entre entreprises et il ouvrirait la porte à une autoritarisme scientifique et une bureaucratie proliférante. Et il suppose l'existence d'un centre de régulation politique : les différents fils devraient se réunir dans le système politique et ses organes centraux. Or la société moderne n'a pas de centre de régulation.

On peut imaginer de nouvelles formes intermédiaire de contrôle mutuel qui éviteraient le centralisme parlementaire tout en créant des contraintes de justification comparables, partant du constat que les frontières de la politique se sont effacées - base pour une autre forme de politique.

Politique différentielle

Dans cette troisième option, l'hypothèse est que la politique s'est généralisée et est donc devenue "sans milieu", évolution irréversible qui annonce une nouvelle ère de modernisation où sont de plus en plus privilégiés les principes de flexibilité dans des situations de risques ou d'insécurité et où apparaissent de nouvelles formes d'"autocoordination des subsystèmes et des unités d'activité décentrées". Cette mutation historique recèle également l'amorce d'une démocratisation structurelle bien plus adaptable. Elle a son origine dans le principe de la séparation des pouvoir et s'est constituée entre autres grâce à la liberté de la presse.

Dans un bon nombre de domaines, nous nous conformons au scénario de la société industrielle, bien que nous ne puissions plus exercer les rôles qui y sont définis dans le contexte dans lequel nous agissons. La posture du "comme si" domine la scène du XIX ème siècle jusqu'au XXI ème siècle. Les scientifiques font comme s'ils étaient détenteurs de la vérité ; les hommes politiques comme s'ils possédaient un pouvoir décisionnel. Il faut manifestement une approche de la politique différente. La politique doit tirer les conséquences de son autolimitation historique. Symétriquement, les différents domaines de la subpolitique (l'économie, la science etc.) ne peuvent plus continuer à faire comme si ils ne faisaient pas ce qu'ils font : transformer les conditions de la vie sociale, c'est à dire faire de la politique avec leurs propres moyens. Il n'y a là rien d'indécent, rien qu'il faille cacher. Dans un monde où tout est devenu disponible, où tout est produit de la main humaine, l'ère des faux prétextes est révolue. Il n'y a plus de contraintes objectives qui tiennent. La question se pose alors de savoir comment contrôler la recherche qui redéfinit la mort et la vie si ce n'est par des décisions parlementaires. Ma réponse est la suivante : en élaborant et en mettant en place les garanties juridiques de certaines possibilités d'influence de la subpolitique. Cela passe par des tribunaux et des médias forts et indépendants. Les possibilités d'autocontrôle dont tous les monopoles font grand cas doivent être complétés par des possibilités d'autocritique. Il faut garantir institutionnellement ce qui jusqu'ici n'a pu que se frayer péniblement un chemin en luttant contre la domination des intérêts professionnels ou de management d'entreprise : la contre-expertise, les conflits interprofessionnels, le scepticisme. Dans ce cas Popper a vraiment raison : critique égale progrès. Permettre l'autocritique sous toutes ses formes ne représente pas un danger, mais vraisemblablement le seul moyen d'identifier avant qu'elle ne se produise l'erreur grave. Sur le plan de la recherche, une telle évolution impliquerait certainement qu'il faille discuter en amont, dans le cadre d'une approche alternative et polémique des risques occasionnés par telles démarches ou tels projets, et ce de façon ouverte et interdisciplinaire.

Le système politique pourrait établir le cadre (légal) général, tester la possibilité de généraliser les réglementations, créer un consensus. Ce qui veut dire que les fonctions de protection et d'arbitrage, les fonctions discursives de la politique - qui, de toutes les façons dominent déjà, bien qu'elle restent encore dans l'ombre de constructions de pouvoir fictives - pourraient désormais être au cœur de sa mission. Comparativement aux centres de la subpolitique, la politique se verrait alors dévolu un effet plutôt conservateur. Il s'agirait pour elle de défendre le niveau des droits sociaux et démocratiques atteint contre les attaques (venant éventuellement de ses propres rangs). Les innovations, en revanche, devraient continuer, paradoxalement, à se désarmer elles-mêmes, ce qui créerait les conditions institutionnelles et juridiques nécessaires pour garantir les processus d'expérimentation qui ont été initiés (comme la pluralisation et les critiques internes aux milieux professionnels) contre les restrictions qui s'y opposent. Est-il possible que dans certains domaines commencent à se dessiner, à côté de nombreux risques et dangers, des formes de cette nouvelle division du travail et du pouvoir entre politique et subpolitique ?