FORUM CONFIANCE
Henri Prévot                                                                                                            octobre 2002

Notes de lecture de

" Avions-nous oublié le mal ?

Penser la politique après le 11 septembre

Jean-Pierre Dupuy – Bayard 2002

Le texte qui suit est formé d'extraits du livre ; les parties condensées et quelques commentaires sont typographiés en italique.

Parlant de confiance, on suppose souvent plus ou moins implicitement que les hommes sont plutôt bienveillants, à tout le moins qu'ils cherchent d'abord leur intérêt sans vouloir de mal aux autres, dans la foulée des Lumières. Or n'arrive-t-il pas que les hommes veuillent du mal aux autres, du mal pour le mal pourrait-on dire ? J.P. Dupuy se pose la question en rappellant Hobbes, Dostoëvsky et tant d'autres romanciers. Pour empêcher l'homme de nuire, les réflexions contemporaines n'ont-elles pas pour objet plus ou moins conscient de le transformer en mécanique - ou en mécanisme ? Ces réflexions offrent une toile de fond indispensable à toute réflexion sur la confiance : il est tellement plus facile de faire confiance à un mécanisme bien huilé ! D'ailleurs, lorsque nous disons que nous "faisons confiance" à quelqu'un, n'est-ce pas parfois en pensant que celui-ci est conduit à - ou "est câblé" pour - faire l'action attendue ?
 
 
 
Première partie : Rousseau et Dostoïevski à Manhattan
I- L’expulsion du mal dans le modèle rationaliste et dans la sociologie critique
II- Le mal comme principe d’explication
III- Anatomie du 11 septembre 2001
Deuxième partie : de l’artificialisation de l’éthique
I- L’écono-mystification de la pensée sociale et politique contemporaine
II Kant chez les artefacts
III Hobbes chez les automates
Troisième partie : la loterie de Babylone

Quatrième partie : la mécanisation de l'esprit
 


 

Quatrième de couverture :

Tous les discours sur l'axe du mal ne pourront pas combler le vide laissé par la pensée contemporaine. Il est même urgent de comprendre pourquoi la philosophie politique a occulté le problème du mal pendant si longtemps. C'est la tâche que Jean-Pierre Dupuy s'est assignée dans ce livre, où il déconstruit tour à tour le discours sur les attentats, la pensée économique ambiante, le mécanisme du vote dont on se garde bien d'interroger l'origine. La conclusion se révèle troublante : le plus sûr moyen de se débarrasser du mal n'est-il pas de penser l'homme comme un machine ?

Première partie : Rousseau et Dostoïevski à Manhattan

I- L’expulsion du mal dans le modèle rationaliste et dans la sociologie critique

Le modèle individualiste et rationaliste qui domine aujourd’hui les sciences humaines et, au delà, le sens commun nous pousse à rendre raison des actions d’autrui : si Jean a fait x, c’est qu’il désirait obtenir y et qu’il croyait qu’il obtiendrait y en faisant x. Ainsi toute action se trouve dotée d’une rationalité minimale ; si l’objet y nous paraît fou, on n’envisagera pas que l’auteur a agi de façon non " rationnelle ", dans le sens ci-dessus  ; non on dira que ses "croyances sont folles – c’est à dire différentes des nôtres.

Page 12 : on lit " comme si des croyances religieuses pouvaient avoir la force suffisante pour causer de tels actes " ; or, dans le modèle rationnel, ce n’est pas la croyance qui est motrice, c’est le désir.

Souvenons-nous des analyses brillantes de Sartre : " La croyance est un être qui se met en question dans son propre être, qui ne peut se réaliser que dans sa destruction, qui ne peut se manifester à soi qu’en se niant ; c’est un être pour qui être, c’est paraître, et paraître, c’est se nier " (dans l’Etre et le néant, dans le chapitre sur la " mauvaise foi ")

On retrouve là les mêmes caractères que la " confiance " - si l’on entend pas confiance ce que l’on ne peut pas expliquer, car, par définition même, celle-ci s’évanouit au fur et à mesure qu’on l’analyse.

Pour Sartre, dire que la " croyance devient non-croyance ", c’est dire que la " conscience est perpétuellement échappement à soi ".

Que veut dire ici conscience ; ce qui est dit là s’applique bien à "l’observateur intérieur". Par ailleurs, la " croyance " de Sartre est-elle la même que celle de la définition de la rationalité ?

Le modèle désir/croyance (que l’on doit à Hume) est si enraciné dans notre conscience commune que nombreux sont aujourd’hui ceux qui croient qu’il relève de la nature humaine, voire de la nature tout court. Ses ennemis même continuent de penser dans son cadre. Ici l’auteur donne l’exemple de Bourdieu : Bourdieu qui, au fond, est convaincu que c’est la " loi de l’intérêt " qui gouverne le monde :

Lancée par Marcel Mauss en 1924 avec " l’Essai sur le don ", la discussion sur la nature de l’échange devait conduire au structuralisme avec la critique de " l’Essai " que C. Lévy-strauss publia en 1950 dans son " Introduction à l’oeuvre de Marcel Mauss ". Pour Mauss, l’unité de l’échange ( " quelle force y a-t-il dans la chose qu’on donne qui fait que le donataire la rend ? ", demande Mauss) est rendue possible par le Hau, " l’âme des choses " ; Lévy-Strauss le réfute et tient que " c’est l’échange qui constitue le phénomène primitif et non les opérations discrètes en lesquelles la vie sociale le décompose ". Bourdieu, en 1972 dénonce " l’erreur objectiviste de Lévy-Strauss " et écrit : " pour que le système fonctionne, il faut que les agents n’ignorent pas complètement les schèmes qui organisent leurs échanges et dont le modèle mécanique de l’anthropologue explicite la logique, et en même temps qu’ils se refusent à connaître et à reconnaître cette logique ". Cette argumentation ne dit pas pourquoi c’est le schème de l’échange qui modèle la pratique et celui de la réciprocité, qui est pourtant sa " vérité objective " qui reste dissimulé. Bourdieu l’explique ainsi : " la loi de l’intérêt " gouverne le monde ; elle n’est pas belle à voir ; donc les sauvages sont habiles à dissimuler leur " hâte d’être quittes, de ne rien devoir ". Il y a pourtant d’autre façons d’expliquer pourquoi le principe de réciprocité doit rester cacher. Dans l’état de nature, chacun est sûr que l’autre exercera sa violence contre lui pour accroître ses biens ou défendre son honneur ; c’est le warre. D’après Sahlins, il y a identité entre cet état de violence et la pratique du don et du contre-don à ceci près qu’ici, une distance temporelle sépare le don et le contre-don ; c’est cette distance qui le distingue de la querelle. En fait, ce qu’il convient de cacher, c’est cette identité, ce n’est pas ce que la réciprocité pourrait refléter aux yeux d’un observateur extérieur, à savoir l’intérêt personnel, c’est la réciprocité elle-même, comme forme de la violence , de warre. 

Dans le mythe d’origine que nous conte la sociologie critique, le propre de tout conflit humain est qu’il est indécidable c’est à dire qu’il n’y a pas d’autre façon de rendre compte de son issue que le déroulement du conflit dans l’histoire, point de principe explicatif universel comme raison naturelle ou autre. Il n’y a rien d’autre que la guerre de tous contre tous et cela suffit à rendre compte, par une sorte " d’effet pervers ", des formes de différenciation sociale – formes que personne n’a voulues ou conçues mais que chacun a contribué à alimenter par ses actions et réactions . Il y a de la " main invisible " dans l’idée d’habitus, principe de coordination sans coordinateur. Le discours démystificateur du sociologue n’a rien d’autre à proposer que de contraindre " la vérité des rapports de force à se révéler ". Alors, s’il n’y a pas dans la société de légitimité autre que mystificatrice, on ne voit pas où le programme démystificateur peut mener, sinon au nihilisme le plus désespéré.

Cette triste conclusion suffit-elle à infirmer la thèse de la sociologie critique ?

La sociologie critique est une pensée du ressentiment et c’est la raison pour laquelle jamais elle ne mentionne le ressentiment comme principe d’explication. Le ressentiment lui donne sa structure, mais jamais il n’apparaît comme thème. La principale objection que l’on puisse lui faire est que si vraiment la " loi de l’intérêt " gouvernait le monde, celui-ci serait un endroit beaucoup plus habitable. Car " l’intérêt ", comme nous le rappelle Hannah Arendt, c’est ce qui, se tenant entre les êtres (inter-esse) les assemble mais aussi les empêche pour ainsi dire de "tomber les uns sur les autres".

Cette remarque de Hannah-Arendt est fort intéressante mais de s’y référer ne réfute en rien, évidemment, la sociologie critique puisque le mot " intérêt " n’y a pas le même sens.

Le ressentiment, cette forme ultime du mal, comme Kant l’a bien vu, c’est précisément lorsque rien, aucun intérêt pour le monde ne se tient plus entre les êtres. Sans médiation, c’est la violence pure. Le mal existe dans le monde, mais ni le modèle rationaliste ni sa démystification critique ne sont capables de le reconnaître.

Ce livre voudrait montrer que le mal est un principe d’explication. Il y a un pouvoir causal du mal, irréductible à la logique de l’intérêt – le mal ayant la forme du ressentiment, de l’envie, de la jalousie, de la haine destructrice.

II- Le mal comme principe d’explication

L’auteur cite longuement un passage clef des Dialogues de Rousseau :

" Les passions primitives, qui toutes tendent directement à notre bonheur, ne nous occupent que des objets qui s’y rapportent et n’ayant que l’amour de soi pour principe sont toutes aimantes et douces par leur essence ; mais quand, détournées de leur objet par des obstacles, elles s'occupent plus de l’obstacle pour l’écarter que de l’objet pour l’atteindre, alors elles changent de nature et deviennent irascibles et haineuses. Et voilà comment l’amour de soi qui est un sentiment bon et absolu devient amour-propre ; c’est à dire un sentiment relatif et par lequel on se compare, qui demande des préférences, dont la jouissance est purement négative et qui ne cherche plus à se satisfaire par notre propre bien , mais seulement par le mal d’autrui ".

L’amour propre est une force de destruction qui échappe à la logique de l’intérêt qui est encore celle de l’amour de soi.

Est-ce certain, si on donne à " intérêt " le sens de " préférence ", qui ne confère aucune signification éthique aux objets " préférés " ?

Est-il possible de comprendre la naissance de l’économie politique dans la Richesse des nations si on ignore l’anthropologie sur laquelle elle repose et que l’on trouve exposée dans la Théorie des sentiments moraux ? Sous le nom de " sympathie ", A. Smith y met en scène un sujet irréductiblement déchiré entre le moi et l’autre, vivant en permanence sous le regard de son " spectateur "voyant le monde et se voyant lui-même à travers les yeux d’autrui ". Si ce spectateur est, non pas notre conscience, mais l’homme de chair et d’os qui admire ce qui est le moins digne d’être admiré (nos biens, notre richesse), les ennuis commencent. La sympathie se confond avec l’envie. Si le marché et les échanges font le lien social, c’est au prix " de la corruption de nos sentiments moraux ".

Tocqueville est bien conscient de cette dualité, puisque pour lui " l’individualisme " qui caractérise l’homme démocratique est traversé par une tension entre repli sur soi et aspiration pour l’autre. Si certains peuples refusent le jeu concurrentiel, c’est non par manque mais par excès d’esprit concurrentiel. La rage de vaincre y fait place au ressentiment et à l’envie " Cette haine immortelle, et de plus en plus allumée, qui anime les peuples démocratiques contre les moindres privilèges, favorise singulièrement la concentration graduelle de tous le droits politiques dans le mains du seul représentant de l’Etat. Le souverain, étant nécessairement et sans contestation au-dessus de tous les citoyens, n’excite l’envie d’aucun d’eux " (De la démocratie en Amérique).

Pour tous ces auteurs et bien d’autres, le politique ne se conçoit que dans son rapport avec le problème du mal. C’est le mal qui fait jaillir le politique comme problème, comme domaine et comme réponse. Mais la philosophie politique contemporaine donne fréquemment une impression d’irréalité ou de naïveté irénique, car elle ignore le tragique de la condition humaine et elle n’est peuplée que d’êtres "rationnels" et " raisonnables ".

Même les passions de Hobbes, qui ne sont qu’une forme bien atténuée du mal, ont été encore édulcorées dans les " préférences " de la philosophie contemporaine et n’ont rien à voir avec les " passions haineuses " dont parle Rousseau. Le héros souterrain de Dostoïevski est un être fasciné qui s’écrase piteusement sur tous les obstacles ; c’est parce que son orgueil est sans limites qu’il peut s’abaisser de la façon la plus abjecte. L’orgueil et non pas l’égoïsme ; la haine de soi et non pas l’amour de soi. " Craignons celui qui se hait lui-même, avertit Nietzsche, car nous serons les victimes de sa vengeance ".

III- Anatomie du 11 septembre 2001

Rares sont les analystes qui ont compris que la clé se trouvait, non pas dans une logique de la différence, mais, au contraire, dans un logique de l’identité, de la similarité, de limitation et de la fascination. Tocqueville l’avait remarqué : c’est l’identité, non l’altérité qui crée les conflits les plus violents. Rodinson : " Jailli d’une source commune avec le monothéisme biblique, l’islam a grandi dans une ambivalence jalouse à l’égard de l’attraction du rayonnement occidental ". De même Girard : " La haine de l’Occident provient non pas de ce que son esprit est vraiment étranger à ces peuples (…) mais de ce que l’esprit concurrentiel leur est aussi familier qu’à nous-mêmes. Loin de se détourner de l’Occident, il ne peuvent pas s’empêcher de l’imiter, d’adopter ses valeurs sans se l’avouer à eux-mêmes et ils sont tout aussi dévorés que nous le sommes par l’idéologie de la réussite individuelle ou collective ".

Il faudra encore beaucoup d’efforts aux Rawlsiens pour bâtir une théorie de la justice sociale qui dépasse le simple cadre de la communauté nationale. Le mode de développement du monde moderne se pense comme universel ; il ne conçoit même pas qu’il pourrait ne pas l’être. Dès lors il faut que la modernité choisisse ce qui lui est le plus essentiel : son exigence éthique d’égalité, qui débouche sur des principes d’universalisation, ou le mode de développement qu’elle s’est donné.

Ou le monde actuellement développé s’isole, ce qui voudra dire de plus en plus qu’il se protège par des boucliers de toutes sortes contre des agressions que le ressentiment des laissés pour compte concevra chaque fois plus cruelles et plus abominables ; ou bien s’invente un autre mode de rapport au monde, à la nature, aux choses et aux êtres qui aura la propriété de pouvoir être universalisé à l’échelle de l’humanité.

C’est à l’échelle de la planète entière que se joue le jeu de la rivalité mimétique. Loin d’être un choc des civilisations, ce sera une guerre civile à l’intérieur d’une même civilisation globale qui vient à l’existence dans les douleurs et les armes.

L’auteur signale ce qu’il voit comme des indices confortant sa thèse : les terroristes ont retourné la puissance des moyens techniques contre la société qui les a créés ; la dénomination de " ground zero " évoque sans hésitation la bombe nucléaire.

Or Ben Laden avait déclaré : " Ce sont les Américains qui ont commencé. La riposte et le châtiment doivent s’exercer en suivant scrupuleusement le principe de réciprocité. Ceux qui ont lancé des bombes atomiques, c’étaient les Américains. Est-ce que ces bombes pouvaient faire la différence entre les militaires et les femmes et les enfants ? ". Le 5 février 2002 : un journaliste à Ben Laden : "  Ce que vous nous dites, c’est qu’il s’agit d’une forme de réciprocité. Ils tuent nos innocents, donc nous tuons leurs innocents, c’est bien cela ? " Ben Laden : " Donc nous tuons leurs innocents, et je répète que nous y sommes autorisés tant par la loi de l’Islam que par la logique ". Tout se passe comme si, dans le débat sur l’échange symbolique, il prenait parti pour Lévi-Strauss La loi humaine qui impose la réciprocité de l’échange serait la manifestation d’une nécessité d’ordre logique, donc mécanique : cette " logique " est celle du mal, de la violence, du ressentiment, logique. C’est pourquoi les sociétés traditionnelles, y compris islamiques, font tout pour dissimuler, en la différant, la réciprocité inhérente à tout échange de biens, de façon à préserver la bonne réciprocité de tout ce qui pourrait évoquer la réciprocité violente.

Autre similitude avec l’Occident : l’idéologie victimaire selon laquelle on ne peut rechercher la justice qu’en prenant le parti de la victime. Le 11 septembre a désacralisé le statut de la victime.

Dans cet ordre d’idée, au sujet des Juifs, la parole et la pensée se libèrent ; ce qui est vu par certains comme une résurgence de l’anti-judaïsme est en réalité un affaiblissement de l’anti-anti-judaïsme.

Qu’est-ce qui a rendu sacré le site des tours ? A l’origine du social et du culturel, on trouve ce que Durkheim appelait " les formes élémentaires de la vie religieuse ". Ceux qui se livrent au ressentiment suicidaire n’ont certes pas fait un "auto-sacrifice " ; mais ils ont fait un sacrifice, au sens anthropologique, en sacrifiant plusieurs milliers d’innocents, en une régression barbare. En effet, l'histoire de l’humanité, c’est l’histoire de l’évolution endogène des systèmes sacrificiels, la civilisation faisant des bonds en avant lorsqu’on substitue à la victime humaine un tenant-lieu, un symbole, d’abord un animal, puis des végétaux, ensuite des entités symboliques abstraites. C’est donc l’histoire de la symbolisation.

Ce qu’il s’agit de désigner par " sacré ", c’est la dimension non humaine, car mécanique, dans la genèse violente du religieux. Car ce qui vient en premier, ce véritable universel de la violence fondatrice, c’est la dynamique spontanée de la foule persécutrice. C’est sur cette base que le religieux, ensuite, procède à son travail d’interprétation, de symbolisation et de ritualisation. Le sacrifice est un rituel, c’est à dire une mise en scène parfaitement codifiée. Ce qui est re-présenté, c’est le mécanisme par lequel une foule prise de frénésie meurtrière se rassemble et fait corps autour d’une victime, qu’elle juge coupable de tous les maux qui l’accablent.

Cela ne nous explique pas pourquoi l’on peut parler ici de sacrifice et pourquoi le " ground zero " est sacré : quelle est la foule, quelle serait cette religion en germe ?
 

Deuxième partie : de l’artificialisation de l’éthique

I- L’écono-mystification de la pensée sociale et politique contemporaine

Sur ce thème on peut se reporter aux notes de lecture de trust within reason de M. Hollis ; on ne les reprendra donc pas ci-dessous.

Dans le monde de concurrence pure de Hayek, chacun, en suivant son penchant " égoïste ", contribue à créer une situation qui, globalement, peut être qualifiée d’optimale. Certes, il en est qui souffrent beaucoup. Comme cette souffrance ne peut être imputée à personne, puisque le " responsable " est le marché, elle est plus facile à supporter par ceux qui en sont les victimes et ne cause aucun remords puisque personne n’en est responsable.

Si l’on assiste actuellement à une invasion de la philosophie politique par le paradigme économique, comme certains le pensent, je soupçonne qu’il faut en chercher la raison dans ce fait que l’économie a trouvé le moyen – dans une utopie fantasmatique – de résoudre le problème du mal.

Il est urgent pour la philosophie politique (et morale) française d’apprendre de l’intérieur le paradigme en question et de le critiquer radicalement, et cela non par un critique externe, qui toujours glisse sur le paradigme comme le savon mouillé, mais par une critique interne attentive aux obstacles, aux paradoxes et aux faux pas qui parsèment sa progression.

Il faut s’astreindre à cette double tâche pour avoir une chance de contrer un puissant mouvement de pensée qui satisfait – mais à quel prix - le besoin vital de l’époque de se protéger contre le mal qui nous vient du sous-sol.

II Kant chez les artefacts

La conception rawlsienne de la justice est sans doute l’illustration la plus éclatante de ce que j’appelais ci-dessus l’universalisation du souci pour les victimes. La priorité des priorités, c’est le sort des plus défavorisés.

La méthode est fort peu kantienne. Il ne s’agit pas de soustraire le domaine éthique à l’ordre de finalité et aux intérêts pour les choses de ce monde. Les sociétaires délibéreront sur les trois domaines de la justice : les libertés fondamentales, les chances et opportunités, l’accès aux ressources et richesses économiques et sociales. Ils le feront dans des conditions équitables, selon Rawls, s’il sont dépourvus des informations qui les amèneraient à influencer les débats dans un sens favorable à leurs intérêts. Rawls construit donc ses sociétaires comme des artefacts (artificial persons), ni envieux, ni bienveillants etc. Alors, en effet, ils peuvent se déterminer comme un seul homme.

Une idée sous-jacente est que l'ensemble des ressources est un " gâteau " qu’il convient de se partager au mieux ; alors que la taille du gâteau en réalité, dépend de la façon dont on le partage.

Dans cette bonne société rawlsienne, les mieux lotis sont davantage payés non comme récompense de leurs mérites mais pour les inciter à mieux servir la société ; les moins bien lotis doivent leur sort à leur manque de compétence. Ce sont des inégalités légitimes.

Il a donc réglé le problème de la justice pour ses automates. Qu’en est-il lorsque ceci retrouvent chair et os et toutes informations sur leur situation personnelle ? Seules les personnes réelles peuvent souffrir de l’injustice. Elles se plaindront de ne pas être traitées à la hauteur de leurs mérites. Or si l’envie est le mal qui nous taraude avec cette force impitoyable qu’a décrite la littérature, c’est précisément que l’envieux croit tout le contraire de son discours. Il et persuadé de sa propre insignifiance. Dans la société rawlsienne, la valeur des hommes se lit à leur condition, sans aucune circonstance atténuante ; ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Et ils devraient remercier leurs congénères mieux lotis de leur action pour que leur sort ne soit pas pire.

L’erreur, la faute même, est de croire qu’une société juste et qui se sait telle est une société qui coupe court au ressentiment. Présomption qui éloigne de ce qu’on veut et doit faire : étant entendu qu’on ne supprimera pas le ressentiment la seule question pertinente est de savoir comment on peut en minimiser ou en différer les effets, les canaliser vers des formes bénignes, voire productives.

III Hobbes chez les automates

Les néo-hobbesiens reconnaissent avec Kant et Rousseau que la plus haute faculté morale est l’autonomie, qui consiste à limiter sa capacité individuelle d’agir en se donnant à soi-même une loi ou règle impartiale, universelle, transcendante et fixe, et à s’y tenir.

Mais, pour eux, l’autonomie est une conquête et il convient de déterminer ses conditions de possibilité causales, et non pas sur le mode de l’a priori. Ils veulent donc engendrer l’autonomie comme propriété émergeant spontanément d’un monde d’individus en guerre les uns avec les autres, n’ayant d’autres raisons d’agir que le désir de se conserver en vie et d’assurer leur bien-être d’individus " égoïstes " (self-interested). La tentative les plus ambitieuse se trouve dans l’œuvre de D. Gauthier. Il veut démontrer que pour agir rationnellement, il faut agir moralement. Malgré l’appareil mathématique qu’elles mobilisent, ces recherches ont une influence considérable sur la vie intellectuelles du monde anglo-saxon parce qu’elles relèvent d’un mode de pensée qui lui est consubstantiel, mais auquel nous restons obstinément étrangers, l’évolutionnisme.

Résistant à la tentation de l’ironie, il faut prendre ces travaux très au sérieux car ils éclairent le débat entre individualistes et utilitaristes d’un côté, doctrines de l’autonomie et de l’intersubjectivité de l’autre. Il paraît que ce débat est soluble dans l’algorithmique ! La transmutation de l’égoïsme en altruisme est concevable non seulement chez les humains mais déjà au niveau d’un peuple d’automates. On peut concevoir un automate égoïste, un autre altruiste, mais non pas un automate orgueilleux. Voilà l’essence humaine !
 

Troisième partie : la loterie de Babylone

Cette troisième partie traite de la façon de choisir les dirigeants. La procédure par le vote n’est pas rationnelle puisqu’elle ne respecte pas les relations d’ordre (si A est préféré à B et B à C, C peut être préféré à A ; ainsi Chirac, Le Pen, Jospin : quid entre Chirac et Jospin ? On ne saura pas). Certaines sociétés se trouvent très bien de les choisir au hasard. D’ailleurs c’est à peu près ainsi qu’a été choisi le président des Etats-Unis puisque l’écart de voix était inférieur à ce qui est dûà des phénomènes aléatoires (la maladie des électeurs par exemple). D’ailleurs, chaque citoyen a d’autant plus l’impression que son vote est utile que le résultat se rapproche de celui d’un tirage au sort.

Quatrième partie : la mécanisation de l'esprit

"L'homme est né libre" mais partout on le voit soumis à des mécanismes, des mécanismes mentaux ou sociaux. Les sciences de l'homme ont toujours pris au sérieux cette métaphore de la machine humaine ou sociale : le système auto-régulé de A. Smith, le structuralisme, les sciences cognitives. Aujourd'hui, la robotique, le génie génétique, les nanotechnologies pourraient transformer en réalité ce qui n'est encore que du domaine de la théorie ou de la spéculation. Les automates qui nous remplaceront seront débarrassés de cet appendice encombrant, la conscience. Le tragique aura définitivement disparu de leur existence.

Les sciences cognitives se fondent sur une position ontologique que l'on peut décrire comme un monisme matérialiste et mécaniste : il n'y pas de spécificité humaine ; le dualisme humaniste a disparu. Elles ne se réfèrent plus à une mécanique rationnelle de type horlogerie, mais à la technique de l'algorithme, la machine récursive (déjà au XVII ème siècle, Hobbes disait "penser, c'est calculer").

Je voudrais conclure cet ouvrage en explorant un aspect méconnu de la mécanisation de l'esprit. Il s'agit des rapports enter le modèle individualiste et rationaliste qui domine aujourd'hui les sciences de l'homme et la critique de l'humanisme métaphysique qui a été le mot d'ordre des "sciences de l'homme à la française", de la révolution structuraliste jusqu'à sa "déconstruction" dans l'œuvre des heideggériens français. Que deux courants de pensée aussi antagoniques se rejoignent dans ce que j'appelle la mécanisation de l'esprit en dit long sur les forces souterraines à l'œuvre.

Heidegger a lutté contre l'humanisme : les vrais barbares ce sont les prétendus humanistes qui, au nom de la dignité que l'homme s'accorde à lui-même, laissent derrière eux un mode dévasté par la technique, un désert dont nul ne peut dire qu'il l'habite. Et la cybernétique, pointe avancée de la pensée "calculante" que Heidegger oppose à la pensée "méditante", représente l'apothéose de l'humanisme métaphysique.

Au contraire, un philosophe de la conscience comme Sartre pouvait écrire au début des années quarante : "l'inhumain, c'est simplement (…) le mécanique". Le structuralisme et le post-structuralisme français s'empressèrent de reprendre cette définition à leur compte, mais ce fut pour en inverser les valorisations : c'est l'inhumain que l'on se mit à revendiquer avec éclat : l'inhumain, donc le mécanique ; exemple significatif : les "pulsions de mort" découvertes par Freud, les wiederholungswang, littéralement les "pulsions de répétitions de l'échec", sont devenues chez Lacan des "automatismes de répétition". Le structuralisme recherche une cognition sans sujet : "ça pense" pourrait replacer le cogito de Descartes.

Alors ? La cybernétique fut-elle le comble de l’humanisme métaphysique, comme le soutenait Heidegger, ou fut-elle au contraire le comble de sa déconstruction, comme le crurent certains des héritiers de Heidegger ? A cette question, je crois qu'il faut répondre : les deux à la fois et c'est ce qui fait de la cybernétique, et avec elle de l'apparition des sciences cognitives, un tournant dans l'histoire des représentations humaines de l'homme. C'est l'esprit en dernière analyse qui se mécanise lui-même.

L'esprit qui opère la mécanisation et celui qui se mécanise sont liés comme les deux plateaux d'une bascule : renforcer l'un, c'est affaiblir l'autre. Les technologies de l'esprit ouvrent un continent immense que l'homme va devoir normer, par la volonté et par l'éthique, s'il veut leur donner sens et finalité.

Sloterdijk, allemand de tendance nietzschéo-heideggerienne, annonce que les biotechnologies sonnent le glas de l’ère de l’humanisme. Il a déclenché en son pays une intense polémique en affirmant : "la domestication de l'homme par l'homme est le grand impensé devant lequel l'humanisme s'est voilé la face devant l'Antiquité jusqu'à présent". "On verra si l'humanité, ou du moins ses élites culturelles, réussiront à mettre en place des procédés efficaces d'auto-domestification. (…) Il faudra à l'avenir formuler un code des techniques anthropologiques. Un tel code modifierait a posteriori la signification de l'humanisme classique car il montrerait que l'humanitas n'est pas seulement l'amitié de l'homme avec l'homme, elle implique aussi et de manière de plus en plus évidente, que l'homme représente le pouvoir suprême pour l'homme".

Revenons à cette mécanisation de l'esprit. Cet homme qui s'est ainsi fait machine, au nom de quoi et de qui va-t-il exercer son surcroît de pouvoir sur lui-même ? S'il nie toute extériorité (c'est à dire une valeur tirée de notre hétérogénéité par rapport au monde) et s'il place l'esprit en position de démiurge par rapport à lui-même, sa volonté et ses choix ne peuvent qu'être suspendus dans le vide. Ainsi, le matérialisme mécaniste s'auto-invalide en projetant le sujet humain en position de radicale extériorité par rapport au monde.

La mécanisation de l’esprit a donc beaucoup de progrès à faire ; elle s’y emploiera tant est forte la tentation de fuir le tragique de la condition humaine dans le dépassement de l'homme par la machine.