Henri Prévot                                                                                                      septembre2002
 
 

Notes de lecture du livre

La démocratie inachevée

histoire de la souveraineté du peuple en France

de Pierre Rosanvallon

NRF, 2000


Introduction
Première partie : les bords de la démocratie
Chapitre I
chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Deuxième partie : Une démocratie moyenne
Chapitre VI 
Chapitre VII 
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chamitre X 
Chapitre XI 
Conclusion.

Introduction

La démocratie représentative s’est imposée dans son principe au moment où elle s’est fragilisée dans son fonctionnement. Après la chute du communisme, elle constitue désormais le seul horizon reconnu du bien politique. Progression de la mondialisation économique, accélération, de la construction européenne, croissance du rôle du droit, montée en puissance des instances de régulation non élues, rôle plus actif du conseil constitutionnel : de multiples évolutions convergent pour ébranler les objets et les modes d’expression de la volonté générale. C’est surtout une perspective plus ample qui fait aujourd’hui cruellement défaut pour interpréter et resituer les problèmes contemporains. L’objet de cet ouvrage est de reprendre les choses à la racine et d’éclairer ces questions en les resituant dans le cadre d’une histoire longue et élargie du problème de la souveraineté du peuple.

Partons d’un constat élémentaire : les interrogations sur le sens et les formes adéquates de cette souveraineté ne datent pas d’aujourd’hui. La démocratie n’a cessé de constituer un problème et une solution pour instituer une société d’hommes libres. Le sens flottant du mot démocratie participe de son essence. Si cette imprécision du terme produit des effets délétères, elle est parfois acceptée et même désirée, nul ne se trouvant privé de faire usage du mot démocratie en raison même de ses définitions variables. Mas un tel flottement reste surtout subi. Il faut partir de ce fait pour comprendre la démocratie : en elle s’enchevêtrent l’histoire d’un désenchantement et l’histoire d’une indétermination.

Cette indétermination s’enracine dans un système complexe d’équivoques et de tensions qui structurent dès son origine la modernité politique. Certains considèrent le gouvernement représentatif conforme à l’esprit démocratique, alors que d’autres y voient un type de régime en rupture avec lui. L’indétermination démocratique est ensuite marquée par la dualité de l’idée moderne d’émancipation qui renvoie à un désir d’autonomie des individus en même temps qu’à un projet de participation à l’exercice d’une puissance sociale. Cet ouvrage se propose de penser la question de la souveraineté du peuple à partir d’une histoire de ces équivoques et de ces tensions.

Le système représentatif peut être appréhendé comme un simple artifice technique. Mais l’instauration de procédures représentatives peut aussi être liée à une vision philosophique positive de leurs vertus propres. Dans le premier cas, le gouvernement représentatif est appréhendé comme un équivalent de la démocratie (gouvernement par le peuple), alors qu’il constitue plutôt dans le second, un dépassement de celle-ci. Ainsi pense Sieyès pour qui, en insérant les activités politiques dans le mécanisme général de la division du travail " un des effets du système représentatif dans l’ordre politique est de mettre chaque fonction dans les mains d’experts " car " la très grande pluralité de nos concitoyens n’a ni assez d’instruction, ni assez de loisir pour vouloir s’occuper directement des lois qui doivent gouverner la France " de sorte que " la France n’est point, ne peut pas être une démocratie ". Pour lui la différence entre démocratie et gouvernement représentatif est " énorme ". Tel est l’avis de Clermont-Tonnerre et des Constituants de 1791. Mais l’ombre de Rousseau continue à les dominer : " toute législature, concède Sieyès, a continuellement besoin d’être rafraîchie par l’esprit démocratique ; il ne faut donc pas qu’elle soit placée à un trop grand éloignement des premiers commettants ". Les problèmes de la Révolution française et ses brutales variation expriment une tension souterraine de la pensée des constituants. Nombre d’entre eux souhaitent en fait, de façon plus ou moins confuse, que le nouveau régime réalise une certaine combinaison d’aristocratie et de démocratie, renouant de cette manière avec les formules anciennes de gouvernement mixte. Pour Mounier : " je sais que le principe de la souveraineté réside dans la nation (…). mais être le principe et la souveraineté et exercer la souveraineté sont deux choses très différentes " et encore : " la démocratie dans un grand Etat est une absurde chimère ". N’est jamais explicitée la formulation elliptique de la Déclaration des droits affirmant que la souveraineté réside " essentiellement " dans le peuple. S’opposent une souveraineté extraordinaire liée aux moments fondateurs et aux périodes de crise, exaltée tant à droite qu’à gauche, et une souveraineté ordinaire, renvoyant à un pouvoir de type populaire, dont on se défie le plus souvent. L’idée de souveraineté instituante autour de laquelle s’organise le Contrat social, est donc mal distinguée de la conception plus ancienne, médiévale en fait, de souveraineté-autorisation dont l’objet et, non pas de gouverner, mais de limiter le pouvoir de ceux qui gouvernent. Les districts les plus radicaux se réfèrent eux aussi au passé ; l’un d’entre eux évoque les communes médiévales, mais pour légitimer sa revendication d’autonomie : le citoyens de Paris n’ont fait que reprendre les " droits imprescriptibles d’hommes libres, vivant en communes ", c’est à dire " de faire ses lois, nommer ses magistrats, avoir sa milice ".

Pour Rousseau comme pour Montesquieu, le mot " démocratie " est entendu dans son sens radical : le peuple est lui-même législateur et magistrat, il exerce à la fois le pouvoir exécutif est le pouvoir législatif. " C’est une loi fondamentale de la démocratie que le peuple seul fasse les lois " (Montesquieu) : un idéal-type et un modèle historique mis en œuvre dans des sociétés de petites dimension. Pour un homme de 1789, le mot démocratie sonne comme celui d’autogestion le fera peut-être quelques siècles plus tard : il renvoie à un passé dans lequel se mêlent une théorie utopique et une pratique marquée par les échecs et les débordements.

Le double spectre de l’aristocratie et de l’anarchie pèse en permanence sur les hommes de 1789. Si la peur de la démocratie dangereuse est par exemple directement liée à une méfiance de classe, elle exprime en même temps d’incontournables problèmes de fond : celui des limites d’un pouvoir qui repose sur de simples majorités, comme celui des rapports des passions et de la raison.

Aux Etats-Unis, la notion d’aristocratie naturelle, qui est continuellement mise en avant par les fédéralistes pour justifier un régime qui cherche à articuler légitimation populaire et gouvernement des élites, n’est pas récusée par leurs opposants. Un gouvernement des meilleurs ne saurait être confondu à leurs yeux avec un gouvernement aristocratique – entendu par eux comme celui d’une caste autolégitimée et autoproclamée. Hamilton et Madison n’hésitent pas à écrire que le gouvernement qu’ils appellent de leurs vœux se caractérise par " l’exclusion totale du peuple en sa capacité collective de toute participation au gouvernement ", la coupure entre représentants et représentés étant implicitement assimilée à une distinction de compétence et de capacité. Aux Etats-Unis, contrairement à ce qui s’est passé en France, l’interrogation sur la nature du gouvernement représentatif a pu être diffractée et décomposée au niveau fédéral et au niveau local : Etats fédérés, communes. pour les Américains, République et gouvernement représentatif sont synonymes pour toutes les tendances politiques, ce qui permet, d’un commun accord, de mettre à distance le mot de démocratie.

A/s de l’histoire philosophique du politique : elle souligne qu’au-delà de l’idéologie et des préjugés existent des représentations positives qui organisent le cadre intellectuel et mental à l’intérieur duquel se structure un certain champ des possibles dans un moment historique déterminé. Ces représentations constituent une matière absolument structurante de l’expérience sociale. L’histoire philosophique du politique invite à comprendre la politique comme le lieu d’un travail de la société sur elle-même. L’intéressant est de prendre comme objet le caractère toujours composte et sous tension de l’expérience démocratique. Dès lors que la Révolution échoue à accoucher d’une forme institutionnelle qui aurait pu constituer une structure souple et évolutive, quatre tentatives radicales de dissiper l’indétermination démocratique vont se présenter comme des propositions ou s’incarner dans des institutions. En chacune d’entre elles, la démocratie finit par se dissoudre en prétendant s’accomplir. Ce sont :

Le libéralisme doctrinaire (retour à l’ordre, Guizot, B. Constant, " ordre capacitaire ") ; la culture politique de l’insurrection (la Terreur avec Sade et Hébert, puis Blanqui, le culte de la " souveraineté foudroyante "), l’absolutisme et la généralisation de la procédure électorale (mot d’ordre de la gauche avancée de 1850-1851, vision du " gouvernement direct " de Considérant et Ledru-Rollin), le césarisme (avec une polarisation du politique articulée dans une représentation-incarnation).

Ces quatre " bords " indiquent quatre pathologies qui seront dominées par la III ème République, d’abord vécue comme une " République absolue " (où une aristocratie élective se trouve légitimée comme gouvernement représentatif – Ferry, Grevy, Gambetta), puis, sous la pression des faits, une démocratie moyenne (où le principe du pur gouvernement représentatif est d’abord altéré par le développement des partis et par l’apparition des " programmes ", puis la montée en puissance de l’opinion ; l’impératif démocratique se répand dans les différentes sphères sociales). Puis elle trouve sa force en devenant, du fait des circonstances, une "démocratie " négative ", en opposition aux dictatures fascistes et communistes.

Mais n’a pourtant pas cessé de subsister le sentiment que la démocratie restait inachevée, comme en ont témoigné avec éclat l’irruption du mot d’ordre d’autogestion dans les années 1970 ou, de façon plus diffuse, la désaffection vis-à-vis du politique remarquée dans les années 1980.

Alors qu’il s’agissait précédemment de lutter pour que la volonté générale ne soit pas confisquée, c’est l’objet même de la souveraineté qui fait dorénavant aussi problème. La question du déclin d’une " démocratie de la volonté " est de plus en plus au centre des inquiétudes, donnant un sens renouvelé à l’interrogation sur les formes pertinentes de la souveraineté du peuple.

A une époque où se multiplient les considérations inquiètes ou désabusées sur la démocratie, ce livre voudrait indiquer la voie d’une lucidité positive et constructive. A distance des démissions ou des simplifications contemporaines, il entend montrer que le projet d’une souveraineté plus active du peuple reste toujours pertinent et qu’il peut dorénavant être compris en des termes qui renforcent la liberté au lieu de la menacer.

Première partie : les bords de la démocratie

Chapitre 1 : L’impossible démocratie représentative

En 1789-1790, à Paris, au plus fort de la bataille contre l’assemblée municipale, personne ne revendique dans les districts un gouvernement direct du peuple. Un mot résume alors la forme de souveraineté à laquelle on aspire : celui de surveillance. Nicolas Bonneville : " le pouvoir de surveillance et d’opinion (quatrième pouvoir censorial, dont on ne parle point), en ce qu’il appartient également à tous les individus, en ce que tous les individus peuvent l’exercer par eux-mêmes, sans représentation, et sans danger pour le corps politique, constitue essentiellement la souveraineté nationale " (la bouche de fer, N°1 octobre 1790). Pour Brissot, la liberté de la presse permet de mettre en forme la volonté générale. Ainsi le gouvernement représentatif " formel " se double, à travers le pouvoir de l’opinion, d’une démocratie " informelle ".

Associée à l’idée de surveillance, celle de sanction joue également un rôle important dans les débats parisiens du printemps et de l’été 1791. Le modèle d’une démocratie de sanction ou d’une démocratie de ratification fait son chemin. Pour Brissot, la politique ordinaire met en jeu une démocratie déléguée alors que la politique extraordinaire s’appuie plus directement sur la volonté populaire. Comment donner forme institutionnelle à l’énorme intervalle entre une simple souveraineté-autorisation et une souveraineté-permanente qui serait celle d’un peuple constamment législateur et magistrat ? Les constituants sont très sceptiques à l’égard de la " démocratie " : Barnave, pour qui "le pouvoir représentatif (est le) le plus parfait des gouvernements considère que " ce qu’il y a de plus odieux, de plus subversif, de plus nuisible au peuple lui-même (est) l’exercice immédiat de la souveraineté, la démocratie, prouvée par l’expérience le plus grand des fléaux, dans les plus petits Etats même où le peuple peut se réunir ".

L’invention de la démocratie représentative : la souveraineté complexe

Après le 11 juillet 1792 et la proclamation de " la patrie en danger ", la distance entre le peuple et ses représentants se trouve résorbée dans la crise en même temps que s’abolit la tension entre la démocratie directe et le gouvernement représentatif. Les représentants s’éclipsent derrière le peuple immédiatement actif. Un député : " Tous les décrets de l’assemblée ne peuvent étouffer l’opinion publique ; nous n’en sommes que les organes et elle sait se faire entendre plus hautement ". Le Jacobin Anthoine, maire de Metz : " Le peuple a repris sa souveraineté ; l’Assemblée nationale elle-même ne continue à exercer quelque autorité qu’à raison de la confiance que lui accorde le peuple ". Mais la crise exalte et dissout paradoxalement en même temps la puissance du peuple. L’autorité est décomposée en une multitude de pôles qui se revendiquent comme autonomes, les décisions se prenant et s’annulent au jour le jour. L’Assemblée convoque une Convention, fixant ainsi un but unique d’activité à toutes les assemblées primaires.

La préoccupation majeure de la Convention sera de trouver la voie d’une institutionnalisation, efficace et raisonnable à la fois, du pouvoir populaire. En 1793, le terme de démocratie représentative va s’imposer : " un peuple de représentants assemblés sans cesse pour veiller à nos intérêts qui seront les siens ". Robespierre, le 10 mai 17793 : " il faut organiser la puissance du peuple d’une manière également éloignée des tempêtes de la démocratie absolue et de la perfide tranquillité du despotisme représentatif ". Dans son projet de constitution, la grande idée de Condorcet est de pluraliser les modalités d’exercice de la souveraineté du peuple : " la résurrection périodique du pouvoir constituant ". Brissot, approuvé par Condorcet : " Un Etat bien constitué doit avoir un corps pour faire de lois et un pouvoir subsistant en lui-même pour résister aux usurpations de chacun des membres du gouvernement et les contenir tous dans les bornes du devoir. Un pouvoir délégué sans un autre qui le surveille et le contrôle, tend naturellement à violer le principe de sa délégation et à transformer cette délégation en souveraineté ". Avec cette souveraineté complexe, c’est une forme de " rousseauisme libéral " qui est esquissé, la diversité des temporalités de la démocratie et la pluralité des modes d’expression devenant la double condition d’une souveraineté plus active. Condorcet va plus loin et propose de mettre en place un " moyen légal de réclamation " car " il est utile peut-être qu’une exercice immédiat de la souveraineté (en) rappelle aux citoyens (…) la réalité ".

La volonté générale présente pour Condorcet un caractère doublement complexe. Loin d’être une donnée préexistante à l’activité politique, elle résulte d’abord d’un processus continu d’interaction et de réflexion entre le peuple et les représentants. Les structures ordinaires du gouvernement représentatif et les procédures de référendum ou de la censure du peuple sont donc complémentaires. La souveraineté du peuple est une construction historique. Le peuple est toujours double ou même triple. La démocratie représentative telle qu’elle est pensée par Condorcet n’est donc pas de l’ordre de la synthèse ou de l’équilibre. Elle démultiplie le peuple.

La thématique esquissée en 1791 d’une démocratie de surveillance ou de sanction est reprise. Prunelle de Lierre suggère d’établir un " tribunal de la conscience du peuple ", conçu comme " une voix imposante pour avertir le Corps législatif, s’il dévie ; une force morale politique pour le ramener sur la ligne constitutionnelle de la liberté, de l’égalité et du bonheur du peuple ". 

Mais l’ambition d’élargir le champ des typologies politiques usuelles en mettant en place une démocratie représentative finit par tourner court. Pendant la Terreur, le pouvoir sauvage de l’insurrection s’impose pratiquement à la base tandis qu’au somment règne une dictature des comités. Avec Thermidor, c’est au contraire l’obsession sociale de l’ordre qui dicte prioritairement sa loi. La difficulté de penser de manière complexe et plurielle la souveraineté plonge ses racines dans ce qui apparaît un insurmontable monisme révolutionnaire.

La Terreur ou la désinstitutionnalisation de la politique 

Les jugements et les positions sont parasités par les exigences tactiques comme en témoignent de façon exemplaire les revirements spectaculaires des positions de Robespierre. Hérault de Séchelle avait proposé de créer à côté de la représentation une instance de contrôle de la représentation, le grand jury national, mais un contradicteur lui rétorqua : " Vous avez décrété que la législature exercerait la souveraineté ; il est ridicule de vouloir élever à côté d’elle une autorité supérieure ". En fait c’est l’organisation du contre pouvoir qui est refusée. C’est de l’opinion comme puissance générale et diffuse que l’on attend une sorte de correction permanente de l’entropie représentative. Pour Condorcet, l’instauration de ce qu’il appelle un " moyen légal de réclamer " permet de sortir de l’alternative violence/passivité. François Robert : si le Corps législatif usurpe ses droits, que faire ? " Une insurrection ? Non, pas une insurrection ; une institution qui en tienne lieu, qui tienne lieu du peuple, qui soit censé le peuple et qui excite ou réprime l’action ou l’inaction de tous le pouvoirs constitués ". L’article XXIX de la Déclaration des droits dit  : " les hommes réunis en société doivent avoir un moyen légal de résister à l’oppression ". Robespierre et ses amis s’opposent à cette formulation : " ce droit est dans la nature et vous l’anéantirez le jour où vous lui donnerez un mode légal ". Et l’on voit ainsi célébré l’art de l’insurrection. A partir du 10 octobre 1793, où la Convention décrète que " le gouvernement de la France est révolutionnaire jusqu’à la paix ", la vie politique est émancipée de toute contrainte. Elle est pure action, expression non médiatisée d’une volonté directement sensible. Sade : " l’état immoral est un état de mouvement perpétuel qui le rapproche de l’insurrection nécessaire dans laquelle il faut que le républicain tienne toujours le gouvernement dont il est membre ". La Révolution est dans cette subversion prête à se dévorer elle-même. Toute institution est perçue comme une interface menaçante, un écran perturbateur entre les citoyens et le pouvoir. La stigmatisation de l’administration, de la figure du fonctionnaire et leur tendance naturelle à s’ériger en pouvoir autonome est, pour cette raison, également essentielle dans cette rhétorique montagnarde.

C’est grâce à une conception de la représentation-incarnation que se trouvent surmontées les apories originaires du gouvernement représentatif. Robespierre, comme le note Furet, " a mythiquement réconcilié la démocratie directe et le principe représentatif en s’installant tout en haut d’une pyramide d’équivalences dont sa parole garantit, jour après jour, le maintien. ". Mais l’accomplissement démocratique suppose l’existence d’un peuple qui soit digne de sa nouvelle puissance. " Il faut pour ainsi dire recréer le peuple qu’on veut rendre à la liberté ", résume Billaud-Varenne.

Le 9 thermidor de l’an II (27 juillet 1794), mort de Robespierre

Boissy d’Anglas : " Tout impose la nécessité d’opposer une digue puissante à l’impétuosité du Corps législatif ". L’articulation du pouvoir exécutif et de l’administration se voit méticuleusement définie et pensée sur un mode hiérarchique tandis que la spécificité du pouvoir réglementaire est juridiquement construite. L’époque a été marquée par un extraordinaire foisonnement de projets constitutionnels. Les constituants de l’an III sont épris d’ordre mais nullement rétrogrades : suffrage quasi universel par exemple. Mais les gouvernants n’ont pas été à la hauteur de leur texte fondateur. La politique change d’objet comme en témoigne Mme de Staël qui oppose les républiques anciennes fondées sur l’impératif civique et le dévouement à la patrie avec les moeurs nouvelles qui invitent à " réformer les hommes en société par la crainte de perdre ce qui reste à chacun d’eux ; il faut parler repos, sûreté, propriété ". Les hommes de 1795 ont cru que la politique pourrait se trouver congédiée dès lors que les passions révolutionnaire seraient refroidies. En même temps, ils restent immergés dans l’univers rousseauiste et le postulat de 1791 : " la loi est l’expression de la volonté générale ". Si Sieyès est bien obligé de constater en l’an III que son projet de 1789 de concilier la vision rousseauiste de la souveraineté avec la perspective libérale-individualiste (qui implique un pouvoir neutre) est problématique, il ne le remet, en fait, pas vraiment en question. Les thermidoriens restent prisonniers de cette contradiction entre les deux univers, démocratique et libéral. Mais faute d’en penser les termes, ils s’avèrent incapables de la dépasser.

Chapitre II- L’ordre capacitaire

La souveraineté de la raison, la représentation comme métaphore, la sacre des capacités, le débordement des mots

Pour Guizot et ses amis, les " doctrinaires ", la clôture de la Révolution implique d’en redéfinir les fondements primitifs et donc de reprendre à la racine les questions de la représentation et de la souveraineté. Ils vont proposer de sortir des apories révolutionnaires en faisant du concept de souveraineté de la raison la clef de voûte de leur nouvelle philosophie du politique. B. Constant affirme que la souveraineté n’existe que d’une manière " limitée et relative ". Renvoyant souveraineté du peuple et droit divin à la même détestation, il va jusqu’à dire : " Rayons de notre vocabulaire le mot de souveraineté proprement dite. Pour Royer Collard, les dérives de la puissance proviennent de la postulation que le pouvoir peut s’incarner adéquatement et sans danger en une personne ou en une collectivité. La garantie des libertés publiques implique une " dépersonnalisation du politique ". " La différence de la souveraineté du peuple à la souveraineté constituée des gouvernements libres, c’est que, dans la première, il n’y a que des personnes et des volontés, dans l’autre, il n’y a que des droits et des intérêts ". Mais la notion d’intérêts est faussement simple. Loin de renvoyer sans équivoques au monde objectif, elle se situe, au contraire, à la charnière des deux univers du savoir objectif et de la connaissance subjective. Guizot élabore alors la thèse de la souveraineté de la raison : " je ne crois ni au droit divin ni à la souveraineté du peuple. Je ne puis voir là que les usurpations de la force. Je crois à la souveraineté de la raison, de la justice, du droit : c’est là le souverain légitime que cherche le monde et qu’il cherchera toujours ; car la raison, la vérité, la justice ne résident nulle part complètes et infaillibles ". Ailleurs : " L’homme s’est fait des idoles. On s’étonne des révoltes (des sociétés humaines) contre les pouvoirs anciens et longtemps révérés. Il faut s’étonner de leur confiance dans les pouvoirs nouveaux qu’elles accueillent. Elles redoutent les despotes et veulent le despotisme quelque part, à tout prix. ". Cette théorie est libérale en tant qu’elle dénonce toutes les formes de despotisme mais elle ne concède pourtant rien aux droits des individus.

La représentation comme métaphore

Pour Guizot : " c’est le mot de représentation qui, mal compris, a brouillé toute chose ". Certes, la corruption des esprits est à l’origine des désordres de la Révolution mais, explique Royer Collard, " si du sein de cette corruption même il ne s’était élevé une assemblée pour qui cette doctrine magique de la représentation fût l’instrument irrésistible d’une puissance jusque là inconnue ", ces désordres ne seraient pas allés jusqu’à la " ruine commune ". Il explique le paradoxe de la représentation qui ne peut être réelle que sur des mandats impératifs, ce qui la condamne à l’inefficacité. Guizot attire l’attention sur le caractère de plus en plus informationnel que revêtent les rapports entre le pouvoir et la société dans le monde moderne, idée que n’est pas neuve puisque le rapprochement de la publicité et de la représentation est un grand topos politique de XVIII ème siècle. Guizot : " Le besoin de publicité, dans l’administration des affaires publiques, est le trait essentiel de l’état social et de l’esprit du temps. Où la publicité manque, il peut y avoir des élections, des assemblées, des délibérations ; mais les peuples n’y croient pas, et ils ont raison ". Il reconnaît l’importance de la division des pouvoirs et de l’élection mais " à considérer la théorie, la publicité est peut-être le caractère le plus essentiel du gouvernement représentatif ". La perspective est presque d’aboutir à une suppression de la distinction entre l’élection et l’enquête d’opinion.

Le sacre des capacités

Rémuzat : " Nulle souveraineté absolue n’est réalisée en ce monde mais, invisible et présente, la raison suprême parle à la raison humaine, et ne parle qu’à elle. Tous entendent sa voix, non pas pour la suivre également, mais assez pour être également obligés de la suivre. De là le lien des intelligences, de là cette société spirituelle qui sert de fond et d’exemplaire à la société civile. A qui donc appartient le pouvoir politique ? Aux plus capables de faire prévaloir la loi commune de la société, savoir la justice, la raison , la vérité ".

Le thème sociologique des capacités prolonge donc naturellement l’approche doctrinaire de la souveraineté de la raison et de la représentation. Boissy d’Anglas : " nous devons être gouvernés par les meilleurs : les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois ". Le duc de Broglie : " Le propre du gouvernement représentatif est d’extraire du milieu de la nation l’élite de ses hommes les plus éclairés, de les réunir au somment de l’édifice social, dans une enceinte sacrée, inaccessible aux passions de la multitude, et là, de les faire délibérer à haute voix sur les intérêts de l’Etat ". Guizot : " le but de l’élection est d’envoyer au centre de l’Etat les hommes les plus capables et les plus accrédités du pays ".

Sieyès entend diviser la nation en partie gouvernante et en partie gouvernée, permettant de mettre en pratique le principe selon lequel " l’autorité vient d’en haut et la confiance d’en bas ". Pour lui, cela conduit à " une aristocratie élective, dont Rousseau a parlé cinquante ans plus tôt. Il s’agit que ce petit nombre de sages qui sont appelés à gouverner ne tiennent leur droit que du choix, de la confiance et leurs concitoyens ; en un mot, d’une élection entièrement libre et dégagée des conditions de la naissance. (…) Aristocratie élective, démocratie élective sont donc une seule et même chose ". La notion de " confiance " apparaît ainsi dans le mode d’élection : chaque arrondissement élit une " liste de confiance du premier degré " formée du dixième de leurs membres ; puis une succession de votes au dixième conduit à une liste nationale de noms qui, pour être définitivement inscrits, doivent recevoir l’agrément d’un collège de Conservateurs ".

La limite de l’idée doctrinaire de capacité est qu’elle est inéluctablement conduite à se rétrécir en un principe étroit d’autoreconnaissance. Comme le reconnaît sans ambages Rémusat : " Nous sommes le gouvernement de la bourgeoisie ". La lutte politique contre le régime pourra du même coup prendre immédiatement la forme d’une lutte sociale.

Le mot démocratie trouve une définition sociologique. Royer Collard en1822 (bien avant Tocqueville) explique que c’est un " état social " ; " elle a voulu changer l’état intérieur de la société, et elle l’a changé ". " A travers beaucoup de malheurs, l’égalité de droits, c’est le vrai de la démocratie ; c’est ainsi que la démocratie est partout ". Tocqueville : " souveraineté du peuple et démocratie sont deux mots parfaitement corrélatifs ; l’un présente l’idée théorique, l’autre se réalisation pratique ", expression qui laisse entendre qu’il est impossible de séparer le social du politique.

Pouvait-on en rester à la sage démocratie de l’égalité civile et à la rassurante souveraineté de la raison ? Les événements de 1830 et 1848 apportent la réponse. Persil : " il faut dire que c’est du peuple et du peuple seul que part la souveraineté ". Si la démocratie désigne un régime, elle correspond aussi à un mouvement social : Guizot : " La démocratie est un cri de guerre ; c’est le drapeau du grand nombre placé en bas, contre le petit nombre placé en haut. Drapeau tantôt au nom des droits les plus saints, tantôt au nom des passions les plus grossières et les plus insensées ; levé tantôt contre les usurpations les plus iniques, tantôt contre les supériorités les plus légitimes ".

S’il est vain de borner philosophiquement le sens du mot démocratie, c’est parce qu’il renvoie toujours aussi à l’histoire du conflit entre ceux qui sont dépossédés du la parole et du pouvoir et les détenteurs de ces derniers.

Chapitre III- La culture de l’insurrection (le blanquisme)

Une politique de l’énergie ; la haine et le mépris de la démocratie ; le peuple incapable et la dictature révolutionnaire ; un mot en caoutchouc.

Victor Hugo, dans les Misérables oppose une légitime insurrection-résurrection, qui traduit le sursaut moral et l’action désespérée d’un peuple opprimé et bâillonné, et l’émeute, comme colère purement destructrice. " Le suffrage universel a cela d’admirable qu’il dissout l’émeute dans son principe, et qu’en donnant le vote à l’insurrection, il lui ôte les armes ". Mais tous n’en restent pas à cette sage approche. Pour certains, l’insurrection est une forme politique et sociale, pleinement positive en elle-même, et une posture morale qui accomplit l’impératif moderne d’autonomie. Se développe une poétique de la barricade, un romantisme de l’insurrection, puis une philosophie politique de l’insurrection, avec Blanqui. Pour lui, la voix des armes est la seule qui accomplisse pleinement la volonté ; en elle se résorbe tout écart de l’intention et de la réalité. L’exaltation de la Force, toujours saluée d’une majuscule, ouvre clairement la voie à une nouvelle philosophie de la volonté à laquelle Nietzsche donnera sa complète ampleur. Pour Blanqui, ce sont les institutions qui doivent être abolies : " le pouvoir est oppresseur par nature ". Il est le premier à utiliser le terme de " foire " pour désigner les élections, les électeurs manipulés étant du " bétail " ou " un troupeau ". Le système représentatif n’est en fin de compte pour lui qu’" un fétichisme qui coûte cher aux peuples ". Il va jusqu’à récuser la notion même de programme politique.

Il est vraiment isolé en 1848 lorsqu’il fait campagne contre les élections. Il n’est pas difficile de percevoir les raisons de fond qui percent sous les arguments de conjoncture : Blanqui se méfie d’un peuple qu’il ne juge pas à la hauteur des circonstances historiques. En 1840 déjà il écrivait : " pour que la liberté se fasse jour, il faut que les hommes énergiques contraignent le peuple, pour ainsi dire, à manifester ses vœux les plus ardents ". Blanqui est fasciné par les écrits de Buonarroti, auteur de La Conspiration : " jamais la masse du peuple n’est parvenue au degré d’instruction et d’indépendance nécessaire pour l’exercice des droits politiques ". La solution ? Les chefs d’insurrection doivent être considérés comme d’incontournables " instituteurs de la société ". A la fin des années 1860, Blanqui consigne dans une note d’une cinquantaine de pages, Le communisme, avenir de la société, l’ensemble de ses vues concernant les formes de gouvernement à instaurer après le triomphe de l’insurrection. Sa grande obsession, " l’appel précipité au suffrage universel ". Il faut au moins un an de dictature. Ce qui compte, " ce n’est pas la souveraineté du peuple mais la souveraineté du but " (reprenant la formule de Barrès). Pour que le suffrage universel ait un sens et une utilité, " il faut que la lumière se fasse jusque dans les moindres hameaux ". L’ignorance est " la fille de l’asservissement ". " Le communisme est la seule organisation possible d’une société savante à l’extrême ". Seule la connaissance délivre du besoin ; l’instruction est " la seule réponse possible aux énigmes du sphinx social ". L’athéisme de Blanqui plonge ses racines dans ce constat car faute, peut-être, de pouvoir définir de manière philosophiquement élaborée la nature de cette société de connaissance qu’il appelle de ses vœux, il en stigmatise ce qui lui paraît en constituer l’envers absolu : le monde de la religion. 

Pour remédier à l’obscurité qui aliène le peuple, Blanqui prônait en 1848 " l’envoi dans les départements de citoyens chargés d’y porter la lumière démocratique ". Mais qui est politiquement qualifié à se faire juge du savoir ? Comme Guizot, Blanqui n’échappe pas au piège de l’autoréférence.

Pour Blanqui, la démocratie est un mot vide de sens. " Qu’est-ce donc qu’un démocrate, je vous prie ? C’est là un mot vague, banal, sans acception précise, un mot en caoutchouc "

Chapitre IV- L’absolutisme du vote

La formation d’un mot d’ordre ; l’idéologie du pouvoir simple ; de l’absolutisme du vote à l’extinction du politique.

" Avec le suffrage universel, on sera heureux maintenant ", fait dire Flaubert à l’un des personnages de l’Education sentimentale.

L’idée de " gouvernement direct ", comme le mot, est complètement neuve en 1850. C’est la fortune du mot qui est remarquable. Bien qu’il soit compris dans des sens parfois opposés, il offre à tous la promesse d’une renaissance de l’idée républicaine. Pour C. Delescluze " l’idée mystère qui sera le droit et la foi du lendemain " ne fait que renouer avec " les textes sacrés de notre première révolution ". Toutes les équivoques et les discussions de 1793 sont oubliées.

Pour Ledru Rollin, qui publie la Voix du proscrit, le peuple voterait lui-même les lois dans les assemblées électorales, exerçant ainsi " sans entraves " sa pleine souveraineté. Les représentants seraient remplacés par de simples " délégués ", élus annuellement, dont la tâche se limiterait à la préparation des lois soumises au peuple et au règlement, par décret, des " choses secondaires " ou de celles qui rentrent dans " les détails de l’administration ". Ledru-Rollin ne fait que prôner une conception extensive du référendum, interprétation " minimale " du gouvernement direct.

Pour Considérant et les rédacteurs de La démocratie pacifique, il s’agit de tout autre chose : " si le peuple est législateur, il doit faire toutes les lois, sans exception, librement, sans gêne ". Selon Rittinghausen, pour pouvoir procéder ainsi il suffit de clairement distinguer ce qui est de l’ordre des principes et ce qui renvoie à des questions subordonnées, l’idée sous-jacente étant que les problèmes de mise en œuvre sont subalternes autant que faciles à résoudre. D’où l’indifférence de toute cette littérature aux aspects institutionnels et pratiques, vus comme " faciles ". En effet, dans une société où la souveraineté du peuple s’exerce dans sa plénitude par le gouvernement direct, la discussion ne porte plus sur les personnes mais sur les choses. A un choix difficile des hommes succède une détermination facile des décisions substantielles. La législation directe ne se heurte alors à aucun obstacle de capacité ou de disponibilité.

L’idée de gouvernement direct se rattache, en la radicalisant, à la longue tradition légicentrique française. Hors la loi dominant la réalité de son principe de généralité, il n’y a aucune forme justifiée du politique, pour Considérant et Rittinghausen. On retrouve là une dimension essentielle de la culture politique révolutionnaire où le pouvoir exécutif n’était déjà conçu que comme purement commis, occupé à appliquer mécaniquement la loi dont il ne devait être qu’un serviteur sans initiative. Certes Considérant admet qu’il faut bien une " institution centrale quelconque ". L’arrogante et boursouflée " machine gouvernementale " qu’il dénonce cède ainsi la place à un organe modestement qualifié de " gérance " ou de " Commission de l’assemblée générale du peuple ". Alors, pour Renouvier, " les mots Etat et gouvernement, ou plutôt les choses qu’ils expriment, ne recèlent plus aucun danger ".

Si le peuple fait ses affaires lui-même, écrit Considérant, le droit absolu en matière de gouvernement et de souveraineté étant consommé, le but de l’évolution politique de l’histoire moderne est atteint ". Faire ses propres affaires : la formule commence à s’imposer dans les milieux socialistes comme un mot d’ordre central.

Le gouvernement direct doit aussi être immédiat : Renouvier veut faire aller de pair organisation centrale et organisation communale. Leur perspectives n’est pas celle d’une décentralisation, mais celle d’une dissémination du pouvoir. A la limite, " quand chaque citoyen est assez libre et assez éclairé pour faire sa loi ou seulement pour concourir à la confection de la loi générale, la constitution nationale ne peut être que la manifestation de l’esprit public ". Il s’agit de refonder la notion même de souveraineté, en faisant se superposer la conquête d’une plus grande autonomie personnelle et le mouvement de réappropriation-déconstruction du pouvoir social – une théorie du dépassement du politique. Renouvier apparaît comme une Adam Smith d’extrême gauche. Il croit à une possible harmonie des intérêts. Il ne s’agit pas de faire les lois, mais que chaque homme découvre les lois de la nature, ce qui conduit naturellement à l’unanimité, qui apparaît comme une qualité sociale. Alors, ne s’exerce plus aucune contrainte personnalisée sur les individus, l’activité de ceux-ci n’étant plus régie que par des lois objectives.

Proudhon et Marx estiment qu’il faut aller plus loin. Pour Proudhon le seul choix qui vaille est entre gouvernement et anarchie : " le gouvernement du peuple sera toujours l’escamotage du peuple ". C’est l’administration qui doit succéder au gouvernement des hommes : Proudhon retrouve là complètement le Saint-Simon du Catéchisme des industriels. L’absolutisation du vote trouve de la sorte son aboutissement dans l’abolition de la politique.

Chapitre V- La démocratie illibérale (le césarisme)

La théorie du plébiscite, l’homme-peuple et le peuple-un, la polarisation du politique, la démocratie illibérale

La notion de bonapartisme désigne un modèle politique original alliant deux références longtemps contradictoires dans la vie française : la foi dans le rationalisme administratif et le culte de la souveraineté du peuple ; l’ordre et la démocratie pour employer d’autres mots.

Ce qui constitue le césarisme réside dans une approche de la souveraineté du peuple inscrite dans un triple cadre : une conception de l’expression populaire par la procédure privilégiée du plébiscite ; une philosophie de la représentation comme incarnation du peuple en un chef ; un rejet des corps intermédiaires qui font obstacle à un face-à-face du peuple et du pouvoir. 

Dès 1848, les journaux bonapartistes font de la dénonciation du système parlementaire un de leurs thèmes préférés : " bavards inactifs ", " verbiages et mensonges " " cochons à l’engrais ". Emile Ollivier montre que la volonté des représentants s’écarte souvent de celle du peuple, il convoque l’exemple helvétique. Le référendum permet de connaître l’opinion du peuple en dehors de toute considération personnelle alors que l’élection, qui consiste en une choix de personnes, fait toujours entrer en ligne de compte des éléments de jugement spécifique. Grâce au plébiscite, " la souveraineté populaire est toujours vivante et à tout instant peut devenir active ". Il dit aussi, prenant ses distances avec les idées de législation directe : " Il n’est pas sensé de soumettre aux délibérations du peuple des lois qui pour être jugées supposent les connaissances que l’on ne trouve pas toujours dans les assemblées d’élite " et l’Empereur aurait dit lui-même : " je veux bien être baptisé avec l’eau du suffrage universel, mais je n’entends pas vivre les pieds dans l’eau ". Le plébiscite est donc à la fois un outil de démocratie et un instrument de régulation : " la soupape de sûreté qui empêche la machine d’éclater " (Granier de Cassagnac).

Avec cela, " l’Empereur n’est pas un homme, c’est un peuple " (La Guéronnière). Napoléon III écrit lui-même dans la monumentale histoire de Jules César qu’il avait absolument tenu à rédiger : " la démocratie, confiante et passionnée, croit toujours ses intérêts mieux représentés par un seul que par un corps politique ". Pour manifester cette symbiose, dès l’automne 1852, Louis-Napoléon sillonne pendant deux mois le sud-ouest ; de 1853 à 1859, seize autres grands voyages sont ensuite organisés ; il explore les quartiers habités par les classes les plus défavorisées, recevant notables et syndicats, autant de " plébiscites continus ". L’avènement de l’homme-peuple se prolonge implicitement dans la célébration d’un peuple-un, renouant avec une vision unanimiste de la politique. Le plébiscite superpose ainsi, dans une confusion inaperçue par les acteurs, les éléments d’une culture démocratique " moderne " avec les résidus d’une culture sociale " archaïque " de la communauté ; il doit susciter un élan d’ensemble et mieux vaudrait, pour ses promoteurs, une réaction globalement négative qu’un résultat indécis. Le plébiscite vise à superposer la nation comme identité collective, totalité opposable à des tiers, et le peuple comme sujet complexe de la démocratie : la nationalisme se superpose à l’expression de la démocratie.

Au sujet des corps intermédiaires

La révolution avait déclaré la guerre aux corps intermédiaires : " il n’y a plus de corporation dans l’Etat ; il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général " (Le Chapelier le 14 juin 1791), anticorporatisme qui ne s’était pas limité à la sphère socio-économique. On appelle cela le jacobinisme alors qu’en réalité c’est une caractéristique générale de la culture politique révolutionnaire. Toute une historiographie, hélas dominante, a considéré que ce " jacobinisme " traversait, inchangé, toute l’histoire de France. C’est une vision fausse. Dès le Consulat, Bonaparte rompit avec ce modèle. S’il perfectionne la centralisation et invente les préfets, il rétablit les anciennes chambres de commerce et il avait nourri l’intention d’aller beaucoup plus loin. La monarchie constitutionnelle revient paradoxalement à la culture révolutionnaire et rejette toutes les formes d’association. Le Second empire reprend la voie ouverte par Napoléon 1er. Il va encourager le développement des mutuelles et les coopératives qui connaîtront un essor spectaculaires dans les années 1860, il met fin à l’interdiction du syndicalisme en 1864. Dans l’ordre administratif, les premiers projets décentralisateurs se formulent pendant cette période avec l’accroissement des pouvoirs des conseils municipaux et généraux. Et la centralisation politique est renforcée. 

En même temps, il impose une séparation nette entre le civil et le politique. Les bonapartiste vont totalement suivre Le Chapelier dans sa critique des partis ; les comités électoraux, qui étaient tolérés par la monarchie constitutionnelle, sont interdits au motif qu’ils sont finalement au service de ‘l’intérêt particulier de ses membres ". Alors, comment choisir les candidats de l’opposition ? La question reste posée ; elle n’est pas nouvelle et se pose depuis la Révolution. La prétention des groupements politiques à exprimer adéquatement les vœux du peuple a toujours été intellectuellement repoussée.

Les relations avec la presse traduisent cet illibéralisme. La liberté d’imprimer un livre prolonge matériellement le droit individuel d’expression alors que la liberté de la presse a une dimension politique. Or cette puissance de nature politique que constitue la presse, " rivale des pouvoirs publics ", n’est pas de type représentatif et n’a donc pas de légitimité démocratique. 

Alors que des libéraux comme B. Constant et Guizot établissaient la liberté comme un fait de civilisation, le citoyen s’effaçant lentement devant la montée en puissance de l’individu privé, le bonapartistes la conçoivent sur le mode d’une polarisation accrue du politique qui étend la sphère privée, et instaure une coupure entre le civil et le politique que plus aucun espace public ne réduit.

On ne peut se contenter de considérer le césarisme comme la coexistence perverse de deux éléments – libéralisme et démocratie. Il importe d’approfondir la nature de la raison illibérale qui est à l’œuvre dans cette forme politique. Le trait marquant du césarisme est que les libertés politiques y sont réduites au nom même d’une certaine conception de l’exigence démocratique. La démocratie illibérale est en ce sens une pathologie interne à l’idée démocratique, comme nous l’avons analysé : la représentation-incarnation (pour réduire l’indétermination démocratique), l’illégitimité de toute expression du public qui déborde l’espace des institutions légales, le rejet de tout corps intermédiaire politique. La démocratie illibérale radicalise le monisme révolutionnaire tout en l’associant à une résolution utopique du problème de la représentation.

SECONDE PARTIE  : Une démocratie moyenne

L’impossible république absolue ; la révolution silencieuse du mandat ; la question du référendum ; la chambre, la rue et l’opinion ; la République et l’atelier ; différences et répétitions.

Chapitre VI : L’impossible république absolue

La souveraineté de la nation ; la nouvelle aristocratie élective ; le régime sans nom ; une démocratie moyenne

A distance des caricatures et des utopies qui s’étaient succédé, cette génération va " faire rentrer la révolution au port " (Furet). Le temps des institutions va suivre celui des expériences malheureuses.

Les pères fondateurs sont proches des thèses de J. Stuart Mill : un gouvernement de type mixte composé de deux chambres, dans lequel l’intervention populaire est reconnue mais limitée à l’élection des représentants, ces derniers bénéficiant d’une complète latitude d’action. Toute son approche est par ailleurs animée d’une vive défiance de la " fausse démocratie " et il n’imagine pas que le pouvoir puisse ne pas appartenir à la " minorité éclairée ".

La souveraineté de la nation 

Les pères fondateurs vont tout d’abord fortement distinguer la nation et le peuple. Ainsi l’idée de souveraineté nationale, au centre de l’œuvre magistrale d’Esmain, va-t-elle marquer un tournant. " La sociologie et l’histoire montrent que chaque nation a vraiment une sorte de vie propre, distincte des vies additionnées des individus qui la composent à un moment donné, où se combinent l’activité et la pensée des générations passées avec celles de la génération présente ; où se prépare le sort des générations futures ". Puissance " théorique " de la nation et limitation " pratique " du pouvoir du peuple vont sur cette base aller de pair. Esmain fait de l’Etat la personnification de la nation. " L’Etat se confond avec la souveraineté, celle-ci étant sa qualité essentielle ". Il rappelle l’article fameux de la Constitution de 1791 : " (…) la souveraineté une, indivisible, indéniable et imprescriptible. Elle appartient à la Nation ; aucune section du peuple, ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice ". Pour fonder la république représentative, il lui suffit de citer les anciens (Sieyès, Barnave, Roederer) en sélectionnant les citations (il retrouve ainsi les doctrinaires, à la différence néanmoins du suffrage universel néanmoins, qui, eux, s’étaient montrés opposés aux principes de la Révolution). La démocratie limitée était ainsi érigée en héritière, légitime et raisonnable en même temps, de la Révolution, d’une Révolution qui aurait congédié Rousseau et dissipé ses équivoques.

La nouvelle démocratie élective 

Comme les hommes de l’an III, les pères fondateurs ont fait de l’élitisme démocratique un des éléments fondamentaux de leur vision politique. Orlando considère que le " principe aristocratique " est universel. D’ailleurs, l’aristocratie élective est un idée qui remonte à la période révolutionnaire. " Oui la démocratie s’impose. Mais le gouvernement des démocraties doit être confié à l’aristocratie intellectuelle " dit Laveleye, un proche de Ferry et Gambetta qui vibrent en de chaleureux plaidoyers pour les " frères aînés du peuple ". Cette appréhension sociologique ne découle pas du principe du suffrage universel ; elle s’en accommode, c’est tout. Cela mène naturellement à l’idée que la politique est un métier.

Face à l’éruption du phénomène boulangiste en 1988, que faire ? Allonger à six ans le mandat des députés et organiser un renouvellement par tiers tous les deux ans de la Chambre ! Ferry déplore que cette dernière puise être " dévastée par une bourrasque électorale " et appelle ses amis à ne pas exposer tout l’organisme républicain aux " sautes de vent du suffrage universel ". Les deux amis ont ainsi le front de présenter comme une " révision démocratique " ce qui conduit en fait à singulièrement émousser la force de changement susceptible de surgir des urnes. L’adoption d’une indemnité parlementaire substantielle matérialise cette évolution vers le métier . Le vote en 1906 en catimini d’une loi qui la fait passer de 9000 F à 15000 F déchaîne une formidable vague d’antiparlementarisme.

Avec la révision constitutionnelle de 1884, la République avait été officiellement consacrée comme le " gouvernement définitif de la France " ; le but affiché de J. Ferry, alors président du Conseil fut de " mettre la République au-dessus de suffrage universel ". C’était consacrer le pouvoir parlementaire et maintenir à distance les sentiments de la société. Un siècle après les Etats-Unis, la France est elle aussi devenue une République qui entendait mettre à distance les périls du nombre. Mais elle l’a été sous les espèces finalement beaucoup plus étriquées de cette " République absolue " bardée de certitudes, corsetée dans un parlementarisme de plus en plus fermé sur lui-même, insensible au désenchantement politique d’un nombre croissant de citoyens.

Les députés apparaissent en effet de plus en plus enfermés dans la défense de leur circonsciption, exécutants souvent dociles de multiples groupes de pression ; les organes des partis se substituent aux députés pour la définition de la politique ; le Parlement se transforme en une forme de gouvernement. Faguet exprime le mécontentement : " ce jeu ne peut pas durer indéfiniment. La démocratie voudra bientôt que la démocratie soit la démocratie. Elle commencera par imposer à ses représentant le mandat impératif puis s’apercevant que le mandat impératif est facile à tourner, elle inclinera vers le gouvernement direct, vers le système plébiscitaire et finira par y arriver ". Il est impossible à ses yeux de combiner durablement une culture sociale démocratique et une politique aristocratique.

A la fin du XIXème siècle un double tournant s’opère : une révolution silencieuse du système politique et aussi une rupture des méthodes dans la considération des questions politiques : l’approche normative laisse peu à peu la place à des analyses plus factuelles : c’est la naissance de la science politique. Entre les pratiques des pays d’Europe et des Etats-Unis les différences s’estompent. En moins de vingt ans seront publiés quelques-uns des livres majeurs de la science politique moderne. Les cas américains et anglais sont les plus étudiés.

Tous ces auteurs mettent en lumière le rôle des partis politiques, analysant de façon minutieuse la montée en puissance d’un nouveau pouvoir issu de l’exigence démocratique et se retournant ensuite mécaniquement contre elle. Ils évaluent comment se sont déplacés peu à peu les centres de contrôle et d’initiative. Ils décrivent aussi les formes émergentes d’un pouvoir accru des électeurs. Ils théorisent enfin l’avènement d’une nouvelle démocratie d’opinion. Ainsi ils analysent les écarts avec les modèles d’origine et les fragilités de formes naissantes.

Malgré Esmain, Duguit, plus théoriciens qu’analystes, Deslandres, Bouchet et Charant, la production française d’étude est extrêmement pauvre. La démocratie française n’en a été que plus incapable d’interpréter, pour mieux la prendre en charge, sa propre histoire.

Une démocratie moyenne

De 1870 à 1920, la constitution est restée la même mais l’esprit des institutions et des pratiques aura beaucoup changé. Par exemple, Alain est loin de considérer comme Renouvier que la souveraineté du peuple n’est qu’une fiction. Il soutient que la volonté générale est " bon sens ", " jugement droit " et " raison commune " et célèbre Rousseau. Alain met volontiers l’accent sur la défiance légitime des citoyens vis-à-vis de leurs élus et appelle les premiers à contrôler avec attention les seconds notant que " la vigilance ne se délègue point ". Le député doit être " l’esclave de ses électeurs ". Il raille volontiers les élites et les prétentions de bien des "éminents spécialistes " à vouloir diriger la société. Ce glissement est emblématique d’une évolution plus générale.

On peut appeler " démocratie moyenne " le mélange de république absolue, c’est à dire de démocratie limitée, au plan institutionnel, et de pratiques sociales et politiques plus proches de ce que demande la souveraineté du peuple, mélange qui ne constitue pas un système stable et intellectuellement cohérent, résultat de tensions nouées autour de quatre champs principaux : la nature du lien représentatif, les formes d’expression de la souveraineté, la nature de l’espace public entre institutions et expressions spontanées, le champ d’application des principes démocratiques.

Chapitre VII- La révolution silencieuse du mandat

Le sens d’un débat ; le nouveau lien social ; la question du comité électoral ; le député, type social

Dans les dernières années du Second empire, l’idée du mandat impératif – facile à énoncer et de mise en œuvre apparemment modeste et pratique - a le vent à gauche et aussi à droite. Mais elle est repoussée. On fait valoir en effet qu’alors que le mandat impératif présuppose simplicité et fixité, la réalité politique est au contraire faite de complexité et de mobilité. Jules Grévy : " L’électeur n’a qu’un droit, celui de choisir son mandataire. Il n’est pas capable de faire les lois lui-même. S’il intervient dans l’œuvre législative en disant au candidat : vous ferez la loi dans tel sens, il sort de son rôle, il fausse tout, il tue le régime parlementaire, il prépare la dictature, l’anarchie ". Courcelle-Seneuil dénonce l’usage intempestif du terme de mandat que certains essaient d’adapter en parlant de " mandat électoral " ou de " mandat de confiance ". " Un mandat est un contrat, explique-t-il, et un contrat ne peut avoir pour matière que les choses dont un particulier dispose librement. Or la souveraineté n’est pas un bien privé ". De plus la matière est indéterminée. L’action politique entretient aussi un rapport particulier de type moral et volontariste, à la généralité sociale. Tout pouvoir politique vise à transcender les limites pratiques des procédures de sa légitimation pour se faire l’agent de la société tout entière. Pour Esmein la fonction du Parlement est de vouloir pour la nation. Allant au bout de ce raisonnement, certains juristes iront jusqu’à souligner que " le vrai régime représentatif est un régime dans lequel il n’y a pas de représentation " (Saleilles). Néanmoins, l’idée de fidélité à des engagements apparaît à tous comme un des fondements indissociablement moraux et pratiques de la politique. Philipon : " l’élection est un vrai contrat moral, entre l’électeur, qui formule sa volonté, et l’élu, qui s’engage catégoriquement à le savoir ". Victor Hugo parle de " mandat contractuel ". Pour Duguit, le mandat est donné par la nation tout entière, compris comme une personne collective, ce mandat ne peut être appréhendé par la théorie juridique puisque dans la pratique, la nation n’est pas une personne identifiable. A l’idée subjective de confiance, il substitue la réalité sociologique d’une solidarité et interdépendance entre représentés et représentants. " Les représentants doivent se conformer autant que possible aux tendance qu’ils représentent. Ce n’est pas parce que le représentant est mandataire du représenté mais c’est parce que la représentation repose sur une solidarité par similitude qui unit les deux groupes et que cette solidarité serait rompue.(…) ". Ses élèves vont plus loin et parlent de mandat représentatif, idée qui pourrait déboucher sur des représentations de classe.

La question du mandat a revêtu en France un caractère particulièrement aigu du fait de la faiblesse insigne des mécanismes de la mise en jeu de la responsabilité des élus. La représentation et la responsabilité constituant deux modalités symétriques selon lesquelles s’organise la relation entre gouvernants et gouvernés, la faiblesse des dispositifs qui régulent la seconde a mécaniquement accru la demande d’un plus grand encadrement de la première. En 1982, la Chambre décide à une très forte majorité, et sur proposition d’un élu d’extrême gauche, Barodet, de publier, après chaque élection, le recueil intégral des professions de foi et des programmes de députés, les opinions étant regroupées par thème. C’est une véritable rupture avec toute la conception officielle antérieure de l’élection. Se trouvent ainsi superposées une responsabilité politique et une irresponsabilité juridique. Ce changement correspond aussi à l’entrée dans l’âge de l’idéologie, puisque l’homme s’efface derrière son programme : Jules Guesde : " Je croirais être indigne du mandat qui m’a été imposé en vous entretenant de ma personne. Peu importe en effet, qui je suis ". Les comités électoraux, qui ont d’abord contribué à la sélection des candidats, donnent désormais naissance aux contrats-programmes entre un candidat et ses électeurs, articulant contrôle de l’élu et encadrement de l’électeur. Cette tendance est vivement critiquée. Déjà Lamenais, en 1848, à l’occasion d’un scrutin de liste déclarait: " on vous assemble d’autorité et on vous met dans la main une liste que vous n’avez ni discuté ni même pu lire ".

Là gît la contradiction centrale de la démocratie : tout se passe comme si ses moyens conspiraient fonctionnellement contre ses fins, ce qui prête à réflexion, sans doute philosophique – puisque c’est le même peuple qui est tantôt électeur (souverain) et tantôt représenté. Comme organiser l’interface entre l’un et l’autre, par des procédures, par des institutions ? Cette interface est-elle dans le jeu ou hors du jeu ?

Plusieurs suggestions sont faites, mais non retenues. Ainsi celle de former dans chaque circonscriptions des comités électoraux organisés sur un mode légal. Mais c’était renouer avec les candidatures officielles. On retombe sur la difficulté : comment démocratiser l’interface organisatrice ? La montée en puissance des partis pose le même genre de question. Ainsi, la charte du parti socialiste stipule que " chacun des élus parlementaires, en tant qu’élu, et l’ensemble du groupe, en tant que groupe, relèvent du contrôle du Conseil national ".

L’histoire du mandat social montre que la démocratie n’existe qu’en mouvement. Son histoire est en même temps celle d’une attente et d’un désenchantement. En ce sens, le type social du député est vu par la population de façon généralement très négative, l’inverse du type social positif des théoriciens.

Chapitre VIII : La question du référendum

L’invention du référendum ; modèles et expériences ; le sens d’un rejet

Le 4 juin 1888, Boulanger demande que " l’on introduise dans notre constitution le jus ad referendum ". Il y voit l’intérêt non seulement de restituer au peuple un pouvoir confisqué mais aussi de " vider en un jour " les grandes querelles. Le mot était lancé. Chez les socialistes, le mot d’ordre de la législation directe par le peuple refait surface. A un siècle de distance, ils retrouvent la Constitution de 1793, sans qu’ils connaissent bien toutes les controverses de la fin de la II ème République. Mais la question est aussi à l’ordre du jour en Angleterre. Aux Etats-Unis, le référendum compte vraiment au niveau municipal, continuité d’une vieille tradition des townships de la Nouvelle Angleterre.

En France, il faut bien dissocier le référendum politique et ce qu’on pourrait appeler " référendum de gestion ". A la fin du XIXème siècle, on voit se multiplier des référendum municipaux, avant même leur légalisation, le premier à Cluny en 1888 sur un gros projet d’investissement (avec l’emprunt correspondant). Les municipalité en ayant organisé sont pour la plupart de droite. Pour les légaliser, un projet de loi dit, dans ses attendus, que le contribuable est le meilleur juge de ses intérêts matériels immédiats. Ce projet, qui n’a pas été voté, est soutenu par la droite, l’extrême droite, les bonapartistes et les socialistes. Débordant le champ politique, le référendum apparaît comme un mode de prise de décision dans la société civile lorsque les interfaces " représentatives " font défaut ou lorsque la puissance publique semble mal armée pour prendre une décision satisfaisante. Ainsi pour les heures d’ouverture et de fermeture des commerces.

Le cas français présente une spécificité. Alors que le référendum politique s’impose dans la plupart des pays, il est récusé dans l’hexagone jusqu’à la fondation de la Vème République. Ce rejet a longtemps uni la gauche et la droite. En effet, jusqu’à ses derniers jours, le Second Empire a été renvoyé par ses adversaires à son infamie fondatrice, absorbant dans une même réprobation tous ses faits et gestes. Il a été toujours pensé par eux dans sa figure de dictature et jamais dans sa forme plus complexe et plus conforme aux faits de démocratie illibérale. D’ailleurs, en 1970, les attitudes face au plébiscite constituent un remarquable analyseur de la difficulté républicaine à penser positivement la démocratie. Après maintes contorsions, Gambetta, en définitive, en refusant le principe du plébiscite, s’est fait le défenseur d’une République absolue et non d’un idéal démocratique. 

En 1880, le projet de référendum municipal a été rejeté au nom de l’incompétence supposée des électeurs. Plus tard, les socialistes, qui y étaient favorables, ont changé d’avis, pour des raisons tactiques plus que de principe car, après leur progression électorale, leur priorité fut de consolider le parti et non de renforcer la démocratie. De même Marx, qui était partisan du référendum en 1870, change d’avis tandis que pour Kautsky, principal théoricien du marxisme, le concept politique clé du socialisme est celui de parti, forme politique, figure sociale, protection contre les risques de corruption parlementaire, selon lui. " Le référendum est l’initiative ne font pas partie de ces institutions démocratiques que le prolétariat, partout et en toutes circonstances, puisse réclamer dans l’intérêt de son émancipation ". Pour les socialistes, la démocratisation de la vie politique est bien avancée ; la priorité est d’introduire des démarches démocratiques dans le monde de l'économie.

Chapitre IX- Les chambres, la rue et l’opinion

L’espace du politique, les Chambres et la rue, Les voix plurielles et concurrentes du peuple, la deuxième naissance de l’opinion publique.

Les Chambres et la rue

On constate paradoxalement que la République du suffrage universel concevait l’espace politique et les conditions de son animation de façon beaucoup plus limitée que les régimes censitaires précédents. Alors que les doctrinaires avaient célébré l’entrée dans un nouvel âge de la publicité pour relativiser le restriction du droit de vote, les pères fondateurs sacralisaient le suffrage en même temps qu’ils appelaient à en faire le seul canal légitime de l’expression politique. C’est de façon "sauvage "  pourrait-on dire, dans les pratiques sociales et non de façon institutionnelle, que l’étau s’est desserré.

La rue est au carrefour des peurs et des utopies, objet de conquête et source de défiance. D’où la centralité proprement philosophique de la question du maintien de l’ordre au XIXème siècle. Pourquoi s’exprimer dans la rue quand tout est censé être dit, ou pouvoir être dit dans les chambres ? mais pour l’extrême gauche, l’occupation de la rue par la manifestation correspond, au contraire, à une forme de représentation élargie donc de l’idéal démocratique. Clemenceau aux socialistes : " la rue ne vous appartient pas ; elle appartient à tout le monde " et encore " parce que j’ai interdit une promenade de manifestants, vous dites que je suis hostile à la classe ouvrière. Mais vous retournez le mot de Louis XIV ! Vous dites ‘la classe ouvrière, c’est moi ! La démocratie, c’est moi !’ Non, la démocratie c’est tout le monde ". D’où la ferme opposition au " droit de la rue " revendiqué par Jules Guesde comme complément naturel du droit de suffrage.

La réunion publique bien encadrée est autorisée ; elle est comprise comme une alternative acceptable à la manifestation désordonnée dans la rue.

A distance des réticences et des prudences républicaines, la rue va pourtant offrir le cadre d’une forme politique originale, la " manif " ; occupation collective ritualisée et pacifiée de la rue. Elle marque une rupture avec deux autres formes de prise de possession du territoire, l’émeute et la procession. Appréhendée dans le cadre d’une économie générale des formes politiques, la manif est le signe que la démocratie comporte toujours une inéliminable part de débordement de ses cadres évidents.

Les voix plurielles et concurrentes du peuple

Ainsi du droit de pétition. Compris à l’origine comme une sorte de complément du droit de suffrage, il va être assimilé par les pères fondateurs de la III ème république à un type de concurrence menaçante de ce dernier.

Or dès les premières heures de la Révolution s’impose l’habitude de rédiger des pétitions. Le grand décret du 22 décembre 1789 sur l’organisation du droit de suffrage dit dans son article 34 : " l’acte d’élection sera le seul titre de fonction des représentants de la nation. La liberté de leurs suffrages ne pouvant être gênée par aucun mandat particulier, les assemblées primaires et celles des électeurs adresseront directement au corps législatif les pétitions et instructions qu’elles voudront lui faire parvenir ". Le droit de pétition est un " succédané du droit de suffrage politique " (Esmain). La pétition comporte toujours une dimension virtuellement subversive, expression qu’elle est d’une opinion brute et non médiatisée que rient ne vienne filtrer. Mais nul ne songe en même temps à en dénier l’importance. Elles jouent un rôle clé pendant la Restauration. Leur centralité va être brutalement remise en cause en 1848 avec l’avènement du suffrage universel. Un Ledru-Rollin qui célébrait en des termes lyriques le droit de pétition dans les années 140 est désormais sûr que la voix des urnes suffit à exprimer les demandes et les sentiments de la société.

" La pétition, écrit-il en 1844, c’est la presse des masses, c’est la brochure composée par tous et par chacun c’est la voix de l’ensemble. Aujourd’hui que le droit d’association est détruit, que la presse est encore restreinte aux mains de ceux qui ont l’argent, la pétition, c’est autre chose qu’un journal, organe d’un parti seulement ; la pétition c’est bien mieux que l’expression individuelle d’une opinion, d’une prétention. la pétition, si vous le voulez, c’est tout le monde, l’œuvre comme le droit de toute le monde ; c’est une édition de pensées publiques qui n’a besoin ni d’abonnés, ni d’actionnaires, ni de prôneurs, ni de beau style ; dont l’éloquence est dans l’énergique vérité des faits, la modération des paroles, le nombre des signatures et dont le public même est l’auteur " - Ledru Rollin, manifeste aux travailleurs, 2 novembre 1844. Après 1948, le caractère composite de l’opinion publique comme pluralité des registres d’expressions n’est pas reconnu. " Il ne faut pas que des intérêts de minime importance détournent l’Assemblée de porter toute son attention aux grandes lois de réorganisation et de donner tous ses soins à l’étude des intérêts généraux de la France " (E. Tallon). Mais à partir de la fin du XIX ème siècle, l’opinion publique ne sera plus perçue comme une force de pression mais comme une forme sociale distinguée de la foule ou des masses par Gabriel Tarde qui, par sa théorie psychologique et sociologique de l’imitation, proposera une explication du mécanisme régissant la formation d’une opinion sociale commune. Une forme politique aussi, complémentaire du suffrage et non plus concurrente. Comment donner forme à un nouveau type de gouvernement qui prenne en compte une expression politique et sociale plus permanente que celle des élections ? Tarde indiquera la voie en appelant à la mise en œuvre d’un système développé de statistiques politiques dont les élections ne seraient qu’une modalité.

Chapitre X : La république et l’atelier

La république et l’atelier ; la démocratie industrielle ; convergences et divergences.

Le fait d’envisager la gestion des problèmes économiques à l’aide des concepts élaborés dans le domaine politique était totalement étranger à la culture politique révolutionnaire – même chez Babeuf. C’est surtout Proudhon qui popularisera cette idée. Le terme de " démocratie industrielle " désigne chez lui un système de " commandite du travail par le travail ". Sous le Second Empire, il a salué l’avènement de la société anonyme qui réalise à ses yeux une " véritable république élective " avec son conseil d’administration " élu par une assemblée générale des associés ". Il appelle à un nouvel ordre commun, fondé sur le même principe de mutualité, qu’il qualifie de " fédératif ". Proudhon a en vue la constitution de groupes " naturels " et " autonomes " de type politique aussi bien qu’économique, susceptibles de s’autogouverner. Pour lui, il s’agit de remplacer le système politique sur le modèle de l’atelier (" l’atelier doit remplacer le gouvernement " dit-il, plutôt que d’appliquer la forme républicaine à ce dernier. De leur côté les socialistes français ont toujours plus ou moins inscrit la tâche de l’émancipation prolétarienne dans la vision d’un prolongement et d’un accomplissment de l’œuvre inaugurée en 1789.

La guerre de 14-18 a profondément bouleversé les rapports antérieurs de l’Etat avec la société, les exigences de la mobilisation industrielle conduisant à un accroissement jusqu’alors inconnu de l’intervention de la puissance publique dans l’économie. Sollicités comme des acteurs clefs de l’effort de guerre, les ouvriers se voient soudain davantage considérés. Léon Jouhaux, le chef de la CGT demande dès 1916 que la classe ouvrière ait, en matière économique, " des droits identiques à ceux que le suffrage universel lui a accordés sur le terrain politique ". Pour peiner à s’incarner dans la réalité face à un patronat arc-bouté sur ses prérogatives, le thème du contrôle ouvrier n’en devient pas moins de plus en plus accepté et banalisé.

Convergences et divergences

Mais de multiples voix s’élèvent pour dénoncer l’inefficacité de l’Etat et la mauvaise organisation du pays par les pouvoirs publics et pour vouer aux gémonies un parlementarisme aussi bavard qu’inefficace. " Quand le canon tonne, la démocratie n’a qu’à se taire " (G. Hervé). La question de la compétence dans la démocratie devient un sujet central d’interrogation. C’est même vrai dans une partie des rangs socialistes, comme en témoignent les Lettres sur la réforme gouvernementale de Léon Blum (1917) qui, loin d’inviter à " parlementariser " la vie des entreprises, estime à l’inverse que " le rôle d’un chef de gouvernement ne doit pas être conçu autrement que celui d’un chef d’industrie ". Tout un courant technocratique se forme sur cette base : H. Chardon : " L’exagération de ce que nous appelons la politique a rongé la France comme un cancer : la prolifération des cellules inutiles et malsaines a étouffé la vie de la nation " et " Après bien des tâtonnements, les démocraties arrivent à comprendre qu’à côté de la force politique qui, provenant du suffrage du nombre, permet seule au peuple de contrôler souverainement et de régir ses destinées mais qui restera toujours nécessairement instable et mouvante, comme le suffrage du nombre, elles doivent maintenir et développer une force d’action permanente , une force administrative qui, seule, peut assurer la vie journalière et le progrès de la nation. " Allant plus loin, un Léon Jouhaux reprend à son compte le projet de substituer une administration des choses au gouvernement des hommes. Maxime Leroy, qui rêve d’élaborer une " technologie émancipatrice " qui se substitue à l’art gouvernemental, écrit : " A la notion de souveraineté, les syndicats font succéder celle de travail, car si nous ignorons où est le souverain populaire, fiction désormais liberticide, nous savons bien où est le travailleur, rude réalité émancipatrice ". La masse des ouvrages qui traitent de cette fameuse " démocratie ouvrière "portent ce titre est impressionnante. Les idées se mêlent et s’emmêlent comme les milieux qui se mobilisent autour de ces thèmes.

Chapitre XI- Différences et répétitions

Une nouvelle économie du politique ; les gouffres du XX ème siècle ; la démocratie négative ; une histoire ordinaire et son tournant ; le déclin de la volonté ?

Depuis 1870, si la Constitution n’a pas changé, l’esprit des institutions lui a bien changé. S’impose en particulier l’idée que c’est à une société plus démocratique que l’on aspire : dans l’entreprise, par la pratique des manifestations (qui trouvent un statut légal en 1935), avec l’apparition des sondages (créés en 1935 par Gallup).

Une réflexion sur la stabilisation en France d’une démocratie moyenne : cette démocratie s’est affirmée dans le cadre plus global d’un monisme républicain fortement teinté d’accents illibéraux. Le vieux fond illibéral de la culture politique révolutionnaire est toujours présent dans l’entre-deux-guerres. Quelques invariants constitutionnels d’importance sont toujours là : dénégation de la représentativité des corps intermédiaires, abandon pratique du droit de dissolution, défiance répétée envers toute forme de contrôle de constitutionnalité. Cette variable de l’illibéralisme a contribué de façon essentielle à l’équilibre du modèle politique . Elle a en quelque sorte permis à la culture politique républicaine de jouer sur deux tableaux. Cette dernière rassure la droite par sa modération démocratique tandis qu’elle reste en connivence avec la gauche par son illibéralisme. La durée de la III ème république n’est pas sans lien avec cet alliage politique très particulier.

Les gouffres du XX ème siècle :

Le léninisme-stalinisme a de son côté durci à l’extrême la vision essentialiste du politique. De Proudhon au socialisme révolutionnaire, a été dénoncé le caractère mutilant d’un suffrage universel couronnant les individus abstraits au détriment des groupes sociaux concrets. La représentativité dérivait selon eux d’un présupposé sociologique – l’homogénéité du groupe de production – et non d’une arithmétique liée à un quelconque suffrage. Le propre du lénisnisme-stalinisme au XX ème siècle va être de greffer cette culture, dont la portée se voulait seulement sociale, sur une conception directement politique et de l’instrumentaliser avec la mise en œuvre d’un parti totalisant. Ainsi le suffrage universel est critiqué comme une duperie structurelle parce qu’il dissimule les divisions sociales de classe derrière l’égalité apparente des bulletins de vote. Aux antipodes de la vision libérale classique qui conçoit la société comme un entrelacs complexe de positions et d’intérêts également légitimes, la perspective communiste est celle d’une approche communautariste du social. Le choix des candidats peut donc y être une stricte " sélection des meilleurs " puisque toutes les perturbations et les manipulations sociales ou personnelles du lien représentatif sont supposées avoir été écartées. Marcel Cachin va jusqu’à estimer qu’il s’agit de " la seule forme connue de représentation directe du prolétariat dans son ensemble ". Le fétichisme des formes et la prétention à leur dépassement vont de pair dans ce cas, résolvant ainsi toutes les apories constitutives du gouvernement démocratique. Au bout du chemin, c’est la dissolution de la démocratie qui se confond avec son accomplissement.

Le national-socialisme a absolutisé le principe d’incarnation déjà présent dans le césarisme tout en s’étant inscrit à son origine dans une culture politique de l’insurrection. Le grand juriste Carl Schmitt, après avoir instruit le procès du parlementarisme, en arrive à conclure que les deux principes d’identité (comme qualité sociale du peuple) et de représentation (comme procédure) ne peuvent se lier qu’à la condition de considérer la représentation comme le processus par lequel l’unité politique devient incarnée dans la figure de l’Etat. Le nationalisme absolutise le principe d’incarnation-représentation en mettant en avant la notion de guidance (Führertum) ; parallèlement, il précipite le réquisit d’homogénéité et d’unité sous les espèces de la race.

La démocratie négative : la peur du totalitarisme conduit à se satisfaire comparativement d’une démocratie imparfaite, si ce n’est parfois, à en célébrer les vertus. A l’ancienne dialectique des peurs et des impatiences s’est substituée la tension plus sourde de la résignation et de la déception.

Kelsen, Popper et Schumpeter reformulent philosophiquement, dans les années 1930 et 1940, l’ambition démocratique à l’âge du totalitarisme et du réalisme sociologique. Ils vont ériger la modestie démocratique en argument théorique, invitant à substituer une vision purement procédurale de la légitimation à la métaphysique antérieure de la souveraineté du peuple.

Kelsen fait inscrire, pour la première fois dans une constitution écrite, un mécanisme de contrôle de la constitutionnalité des lois. La " démocratie est ce qu’on est en droit d’opposer à l’absolutisme ", écrit-il, comme le diront Popper et plus tard Schumpeter qui dénonce comme dangereuse l’idée de " volonté populaire ".

En France, dans une perspective d’histoire longue, l’introduction du référendum et de l’élection au suffrage universel du président de la République apparaissent comme refermant la longue parenthèse ouverte un siècle plus tôt par la hantise du césarisme. Rien n’était pour autant résolu ; il suffit de se rappeler la revendication de " démocratie de base ", puis le mot d’ordre d’" autogestion ".

L’idée d’autogestion a renvoyé à la perspective d’une sorte de démocratie généralisée. Autogestion dans l’entreprise, certes, mais aussi dans la ville, dans l’école, dans la famille même. Toutes les institutions ont alors semblé pouvoir être autogérées – idée qui voulait dépasser à la fois les formes traditionnelles de la démocratie représentative et à refuser la voie des " démocraties populaires " ; plus une culture qu’une procédure. Mais manquaient les propositions sur l’instrumentalisation.

Le nouveau malaise de la démocratie n’est pas propre à la France. Deux facteurs principaux doivent être recherchés pour en prendre la mesure : la chute du communisme, qui a libéré les questions que pose depuis toujours la démocratie, et la globalisation des marchés, avec la révolution des formes de la régulation qui l’ont accompagnée.

Le déclin de la volonté ?

Si quelque chose s’effondre, c’est d’abord une certaine conception historique de la politique comme " science de la volonté ". Depuis Machiavel, le prince est l’agent historique d’un travail d’incarnation d’une volonté collective ; les libéraux, quant à eux, appelleront à une politique plus modeste. Pour tous, le désir de faire l’histoire et de s’arracher aux pesanteurs de la nature et aux poids des héritages n’a cessé de guider l’utopie positive des hommes et des femmes de bâtir un monde habitable pour tous. Et ce d’autant plus que chaque individu, pris séparément, a découvert au fil de son émancipation qu’il se sentait moins assuré de lui-même. L’âge de la démocratie comme sacre de la volonté collective et l’âge de la psychanalyse comme reconnaissance de la déprise de soi se sont pour cela facilement accordés. La politique a semblé vouée à racheter la faiblesse des individus par l’érection d’une puissance sociale rédemptrice. La route de ce projet n’a pas emprunté, on le sait, la forme d’une paisible avenue. La philosophie politique de la volonté, qui est au cœur de l’imaginaire démocratique, s’est progressivement muée en une véritable religion de la volonté avec son catéchisme, ses prêtres, ses rites, ses sacrements et, parfois, ses miracles. C’est tout ce système qui s’est brutalement lézardé à la fin du XX ème siècle.

Une des raisons est la mutation de la régulation économique et sociale. C’est l’accroissement de la capacité d’autorégulation de la société civile qui est le phénomène remarquable, sur un mode disséminé et diffracté. Les régulations n’ont pas disparu mais elles ont perdu leur globalité et surtout leur lisibilité. La société civile a une volonté et mène bien une " politique " mais une politique discrète et silencieuse résultant d’une multitude de délibérations à voix basse et de choix discrets jamais directement raccordés. Il n’y a donc pas de théâtralisation possible.

Le " défaut de volonté " de renvoie pas tant à une faiblesse du caractère des gouvernants qu’à un aveuglement de la société sur elle-même. Il correspond à un état social dans lequel s’est distendu le sens des obligations collectives.

On observe en même temps un rapport plus désenchanté à la précédente religion de la volonté, avec l’invocation systématiques des contraintes extérieures, à l’âge du gouvernement à bon marché et sous les coups portés par des sciences sociales qui ont bien dévalorisé le côté sublime et puissant de cette volonté en mettant à nu les mécanismes réels de bricolage et de gestion approximative des décisions collectives. Tout cela a contribué à désacraliser la politique.

En France, en même temps que s’estompait la figure de l’Etat keynésien régulateur, le gaullisme voyait son identité historique se dissiper. A la fin du XX ème siècle, c’est surtout une métaphysique de la volonté qui s’est effacée. Il est désormais impossible de continuer à penser la démocratie sur le mode théologico-politique qui était implicitement le sien. Le Contrat social avait compris la nouvelle puissance des hommes comme une forme laïcisée du pouvoir divin, appelée elle aussi à inventer un peuple. Et il a supposé que cette volonté ne pouvait prendre forme que si la société formait un corps uni, une totalité personnifiable. C’est cette dernière représentation qui s’est pratiquement trouvée mise à défaut. La souveraineté du peuple a-t-elle cessé pour autant de faire sens ? Certainement pas, mais il va falloir la comprendre en des termes désacralisés. C’est proposer d’entrer dans un âge ordinaire du politique, en cessant de croire que celui-ci ne prend pleinement sens que dans le fer et dans le sang des circonstances exceptionnelles ou qu’il n’existe que comme la création fugace d’un verbe entraînant.

Conclusion : les voies nouvelles de la souveraineté du peuple

Les deux illusions ; la souveraineté complexe ; les temporalités plurielles du politique ; l’émancipation généralisée.

Il faut d’abord dénoncer les formes illusoires de l’illusion souverainiste et de l’illusion mondialiste

Pour la première, défense de la nation et reconquête de la souveraineté du peuple sont comprises comme strictement équivalentes. On finit par croire qu’une posture morale suffit à régler les problèmes constitutionnels et à résoudre les interrogations philosophiques. Le problème de fond, est que cette perspective suppose résolue la question des formes pertinentes de la souveraineté du peuple. Elle suppose que le peuple constitue sous les espèces de la nation un sujet évident, naturellement uni et sans faille.

La seconde est le double inversé de la précédente. Elle vise à transposer au niveau mondial ou européen les procédures du gouvernement représentatif.

La souveraineté complexe

La souveraineté du peuple s’est pratiquement exprimée sur un mode pluriel tout au long des XIX et XX ème siècles mais, sauf exception (comme Condorcet) elle n’a guère était pensée de cette façon, puisque sa conception traditionnelle participe d’une vision moniste du politique d’une double façon : elle présuppose que le vote est le principe unique de formation de cette souveraineté et la souveraineté moniste du peuple suggère son unité sociale : les divisions sont ressenties comme une pathologie. 

Le vote n’est qu’un des modes d’expression des préférences et des volontés. A côté de la représentativité procédurale, existe une représentativité fonctionnelle, organisée et reconnue par les textes organisant la vie publique. Cette forme de représentativité est-elle un mauvais coup porté à la souveraineté du peuple ? Non car c’est bien le peuple lui-même ou ses représentants qui l’ont instituée. Les deux formes sont complémentaires, bien que hiérarchisée, la légitimation électorale constituant la clé de voûte. Si l’on entend comme Laboulaye (1872) qu’une constitution doit être comprise comme " la garantie prise par le peuple contre ceux qui font ses affaires pour qu’ils n’abusent pas contre lui du mandat qui leur a été confié ", la démultiplication de la souveraineté contribue dans cette mesure à l’accroître et non à l’amoindrir. On peut même dire que l’équivalent le plus proche de la démocratie directe consiste en un système de représentation généralisée. Cette forme de souveraineté complexe correspond aussi au caractère " introuvable " du peuple, une puissance que nul ne peut seul posséder ou prétendre incarner, sujet central et absent. Mais alors, le problème de la resymbolisation constituera un enjeu décisif car l’expérience souligne l’importance de la théâtralisation du pouvoir. Comment célébrer un peuple absent ? En rappelant en permanence la tâche à accomplir pour constituer une communauté politique vivante.

Les temporalités plurielles du politique

La volonté générale est substantiellement une élaboration du temps. La démocratie ne prend sens et forme que comme construction d’une histoire. le peuple lui-même est une figure du temps, une histoire. La démocratie n’est pas seulement le système qui permet à une collectivité de se gouverner elle-même, elle est aussi le régime dans lequel se construit une identité commune. La mémoire est dans cette mesure une variable clef de la démocratie. Elle articule les temporalités de la volonté, noue la liberté et l’identité, dissocie la reconnaissance positive de la tradition de l’enfermement en elle.

Ces remarques conduisent à souligner que la possibilité technique d’une " télédémocratie " à l’âge d’internet, ne constitue en aucune manière une réponse aux apories constitutives du régime politique moderne, parce qu’elle voudrait gommer la dimension historique de la démocratie. Il faut insister sur la nécessaire pluralisation des temporalités de la démocraties : temps vigilant de la mémoire, temps long de la constitution, temps variable des diverses institutions, temps court de l’opinion.

Cette façon de voir a pour but d’étendre et de démultiplier la participation civique. La dégradation de la démocratie provient presque toujours d’un refus de cette complexité. Nous irions donc vers une démocratie plurielle. Cela permet d’appréhender dans un cadre unifié la question des rapports entre droit et démocratie : le droit étant considéré comme une mémoire de la volonté générale, comme le voit Victor Hugo : " Le droit rayonne dans l’immuable ; le suffrage universel agit dans le momentané. Le droit règne ; le suffrage universel gouverne ".

La pluralisation des temps et des formes de la démocratie doit se prolonger dans une reconsidération des champs de la politique.

Le libéralisme et la démocratie sont apparus comme des frères jumeaux, en même temps que comme des frères séparés ou même ennemis. Frères jumeaux car ils représentent deux volets d’un même programme d’émancipation. D’un côté la mise en puissance de la collectivité : le but de la démocratie est là de substituer un principe d’auto institution du social à tous les pouvoir antérieurs imposés de l’extérieur. D’un autre côté un principe d’autonomie personnelle des individus : l’objectif libéral est de protéger chacun contre les pouvoirs, quels qu’ils soient. Locke et Rousseau ont incarné ces deux moments et ces deux faces de l’émancipation moderne. Le problème est que ces frères jumeaux se sont aussi vite révélés comme des frères ennemis. La démocratie est ainsi parfois apparue comme risquant de conduire à une tyrannie des majorités. A l’inverse, l’objectif de protection radicale des individus a pu sembler vider de sons sens l’idée d’un projet collectif. Cette contradiction permet de comprendre l’oscillation entre les moments de démocratie illibérale (le bonapartisme) et les périodes de libéralisme non démocratique (la Restauration et la monarchie de Juillet). L’équilibre finalement trouvé a résulté d’un bricolage prudentiel, toujours instable comme l’histoire l’a montré.

Aujourd’hui, l’individu moderne est devenu à la fois plus autonome et plus inscrit dans une dynamique de l’interaction sociale, à mille lieues de la perspective atomistique qui était implicitement celle de l’individualisme naissant. La perception du " social " s’est parallèlement et simultanément modifiée. Il est moins perçu comme l’agglomération d’existences particulières, distribuées en des groupes clairement distincts et stables, que comme un système complexe formant un enchevêtrement de liens multiples et variables. Il associe des histoires et des expériences et pas seulement des qualités essentielles. Constitution de la société et construction de soi deviennent du même coup beaucoup plus confondus ; développement des droits et vie démocratique s’entrelacent, l’antagonisme antérieur entre démocratie politique et civile s’en est du même coup presque résorbé. La montée en puissance de la notion de citoyenneté en a témoigné. C’est sous les espèces du triomphe du droit que s’est finalement généralisée l’idée démocratique – devenue, non seulement une méthode politique, mais une norme morale et sociale.

Le but de la démocratie n’est pas là de déployer une force, mais de conduire un processus d’émancipation généralisée liant et mettant en cohérence les expériences personnelles et les situations sociales. Le concept politique central n’est pas celui de la volonté mais celui de la justice. On passe ainsi d’une démocratie de la volonté à une démocratie de l’institution, dont le but est d’organiser la vie commune par le règlement de la distribution des droits et des biens. Le peuple n’est pas un donné immédiatement cohérent dont la volonté est claire mais la volonté du peuple est un problème à résoudre autant qu’une solution à mettre en œuvre.

Il s’agit donc de partir d’un constat lucide sur la société réelle que produisent les interactions de la société civile et d’appréhender ses défaillances (comme l’on parle des défaillances du marché) pour les traiter. Cette approche conduit à faire se superposer le perspectives redistributrices qui étaient celles du socialisme avec les préoccupations institutrices du social de la démocratie. Elle redonne une unité perdue aux visions du progrès politique.

L’impératif démocratique invite à universaliser le projet d’émancipation des hommes. L’extraordinaire élargissement du champ de vision ne doit pas égarer. Il y a loin de l’accroissement d’un champ de conscience à une mise en institution. La souveraineté de régulation n’est pas la souveraineté d’institution. C’est pour cela que l’idée démocratique n’est pas près de rompre les liens qui l’unissent à la catégorie de la nation. Pas du tout. Pour une raison très simple : la nation reste toujours un objet à construire, elle est encore à réaliser, au carrefour des données de la mémoire, des normes élaborées de la justice et des réquisits d’une émancipation généralisée.

Bien loin de pouvoir songer à un dépassement par le haut des nations, nous sommes plutôt aujourd’hui confronté au risque de leur désagrégation par le bas. En effet, plus une nation sera petite et homogène et moins ses dépenses d’Etat-providence seront élevées. Alors qu’autrefois les bénéfices économiques dus à la grande taille d’un pays pouvaient équilibrer le coût social, il n’en est plus de même aujourd’hui car la puissance économique, la dimension territoriale et la masse démographique peuvent aujourd’hui être découplées. Derrière le nationalisme culturel et politique qui est apparemment seul à l’œuvre s’affirme silencieusement une approche appauvrie de la solidarité.

Nos sociétés sont devenues moralement de plus en plus schizophrènes, faisant paisiblement coexister la compassion sincère devant la misère du monde et la défense farouche des intérêts acquis. Le sentiment de solidarité se mondialise, mais le contenu de celle-ci s’amenuise : c’est la face morale cachée, et tue, de la globalisation.

Une vision renouvelée et exigeante de la nation a pour cette raison encore un avenir. Elle a pour mission de réaliser en petit ce que le monde ne peut pas encore faire en grand. C’est en elle que peut se nouer positivement le général et le particulier, expérimentation pratique de l’universel.

Bel enjeu qui attend que s’exprime la souveraineté du peuple.