Dans le journal   LE MONDE  daté du  24.12.02
 
Imaginer la paix 
par Paul Ricœur

S'il fallait désigner une forme verbale qui distingue l'imagination de la paix du rêve, je la nommerais l'optatif de la tranquillité, dans l'acceptation calme des différences à l'échelle de la planète Terre. 

Si la guerre a fait un saut qualitatif avec le terrorisme des kamikazes, c'est parce qu'elle a fait surgir un ennemi qui n'est pas identifiable à un Etat, qui n'est pas identifiable du tout, qui unit le suicide à la mort indiscriminée, et ignore les quelques règles de "droit de la guerre" élaborées au dernier siècle. 

Mais cette guerre d'un nouveau type n'a fait, en un certain sens, que révéler, en les portant à l'extrême, des traits que je dirai de "détérioration" de la guerre, à l'œuvre depuis la fin des guerres napoléoniennes. Nous avons connu un modèle, sinon raisonnable, du moins intelligible, de la guerre que Carl von Clausewitz (1780-1831) a érigé, dans De la guerre en objet scientifique, avant que Gaston Bouthoul (1896-1980) ne crée le concept de polémologie, lequel restera sans parallèle du côté d'une éventuelle "logique de la paix". Il est bon d'en rappeler quelques formules pour mieux comprendre ce que j'appelle la détérioration de la guerre : "La guerre est un duel entre Etats, duel qui a un commencement (codifié en déclaration de guerre) et une fin (signifiée par la victoire, la défaite ou la trêve)." "La guerre est une lutte visant à éliminer les forces armées et les forces morales de l'ennemi", et "la stratégie a pour but d'aboutir à cette destruction" ; ajoutons : "Les erreurs dues à la bonté des âmes sont la pire des choses", car le cours de la guerre est "la montée aux extrêmes".

Tout cela est bien connu, et garde un air intelligible à défaut d'être rationnel. Mais des limites importantes sont posées : il n'est pas demandé d'anéantir l'ennemi en tant qu'Etat, Etat susceptible de signer la paix et de "garder les traités"; sinon la guerre ne serait pas, comme il est dit, "la continuation de la politique par d'autres moyens" ; elle ne serait pas elle-même un phénomène politique, et nullement économique, et, si l'on peut dire, pas seulement militaire.

C'est cette guerre-là, sans doute elle-même rationalisée, mais précisément acceptée dans cette version, qui s'est "détériorée".

Elle se faisait entre Etats-nations identifiables dans le concert des nations et faisait passer à l'acte, dans des situations contingentes d'exceptionnalité, la relation permanente entre ami et ennemi, dans son jeu réglé.

C'est cette guerre encore intelligible que la première guerre mondiale a contribué à défigurer par le traité de Versailles. A vrai dire, elle n'avait jamais été le seul modèle de guerre. Les croisades, en transformant les pèlerinages en randonnées sauvages – pensez seulement au sac de Constantinople en 1203 – et en imposant les précaires Etats d'Occident en terre d'Orient, avaient créé un modèle de guerre mêlant la politique et la religion ; pensez plus encore aux guerres de religion, menées sur des frontières confessionnelles non étatiques, et dont l'issue a été précisément le renforcement des Etats nationaux capables de mener les guerres codifiées qu'on a dites ; pensez encore aux guerres coloniales qui, en tant que guerres de libération, ont visé à instaurer des Etats-nations comparables à ceux de leurs anciens maîtres.

Mais la guerre s'est franchement "détériorée" dans sa conduite même : mobilisation générale abolissant la frontière entre populations civiles et forces armées ; exterminations de masse menées par des régimes totalitaires ; anéantissement non seulement des forces armées mais des Etats, mis dans la situation de capitulation sans condition et laissant les vainqueurs sans vis-à-vis responsables.

D'un autre côté, les luttes de classe, dans leur phase violente, ont aboli la différence, chère aux Anciens, entre la guerre au dehors, qui avait son bon droit, et la guerre au dedans, l'insupportable guerre civile, qu'ils appelaient sédition. Quelques épisodes du XXe siècle ont scandé cette détérioration, dès la guerre d'Espagne, guerre civile au départ, devenue prodrome de la seconde guerre mondiale, avec les transformations catastrophiques de la conduite même de la guerre évoquées plus haut.

C'est sur ce fond, avec l'accent mis sur les guerres d'extermination, les guerres de libération et de décolonisation, qu'a surgi la guerre de type inédit que j'évoquais en commençant, la guerre d'Al-Quaida, la guerre terroriste, la guerre sans protagoniste identifiable à un Etat. Mais le lit était fait, si j'ose dire, à cette mutation par les transformations qui ont, comme je me suis risqué à dire, "détérioré" la guerre.

Le branchement, même prétendu, de la guerre terroriste sur les guerres de libération en augmente le caractère ambigu et la puissance idéologique.

Mais ce n'est encore là que la moitié du tableau : si la paix reste à "imaginer", c'est aussi en raison de nos déceptions concernant les entreprises collectives et institutionnelles visant au "maintien de la paix", comme on dit, plutôt qu'à l'instauration de la paix, sur des bases justes. Certes, ces entreprises respectables ont elles-mêmes une longue histoire, qui confirme que, malgré toutes les catastrophes, la guerre et la paix ne cessent de faire couple. (...) Avec les institutions internationales du XXe siècle, une "logique de paix" a tenté de prendre corps, face à une "logique de guerre", solidaire de l'idée sécuritaire de défense nationale avec ses appareils diplomatiques et militaires. Cette logique devait être planétaire, comme Emmanuel Kant (1724-1804) l'avait anticipé, et comme il était imposé par la géopolitique de la guerre et par la mondialisation au plan économique et aussi à celui de la communication et de la diffusion des savoirs et des techniques.

En fait, la fin de la guerre froide et la disparition d'un ennemi identifié n'ont pas modifié la structure des armées ni arrêté la recherche et la fabrication d'armes de destruction massive de plus en plus perfectionnées et plus sophistiquées, sans compter la répartition très inégale de la puissance militaire dans le monde.

De son côté, la paix est restée à la merci d'accords bilatéraux concernant la limitation des armes nucléaires et conventionnelles, sans que les institutions internationales aient la moindre maîtrise sur les situations d'équilibre des forces ni sur la prolifération des armes de destruction massive.

Nous avons en mémoire l'échec de l'ancienne Société des nations et nous assistons à l'incapacité de l'ONU – pourtant fondée sur une charte qui est un excellent document, plus déclaratif que contraignant, et encore moins coercitif – à présider à une politique mondiale de prévention des conflits. La "sécurité collective", comme on dit, est à la merci de la politique des Etats membres, et des plus forts, comme le montrent les opérations parfois partiellement réussies de "maintien de la paix".

Ce qui éclate aux yeux, c'est que nous n'avons pas dépassé le stade des Etats-nations, seuls signataires de la Charte, en dépit de son préambule qui commence par les mots "Nous les peuples", alors qu'il n'est fait aucune place à un quelconque système de représentation démocratique de ces peuples dans une organisation qui reste strictement intergouvernementale. Carence que ne corrige pas, mais que complique la création des agences spécialisées dont la liste est impressionnante, aux plans bancaire, alimentaire, éducatif, sanitaire, etc.

La paralysie et, souvent, l'inefficacité des institutions censées assurer la sécurité à l'échelle mondiale alimentent la déception, qui double le sentiment diffus d'insécurité que le 11 septembre 2001 a démultiplié. Comme un auteur compétent l'écrit, nous sommes en train de régresser de la vision d'"amélioration" de nos sociétés citoyennes rêvées par John Locke (1632-1704), Wilhelm Gottfried Leibniz (1646-1716), Kant, à la vision "pessimiste" de Thomas Hobbes (1588-1679), pour qui seule la peur de la mort violente peut engendrer des mesures de survie.

C'est précisément dans cette situation, dominée par l'instinct sécuritaire à l'échelle des peuples et des individus, et à la faveur des déceptions qui accompagnent les mesures internationales de "maintien de la paix", faute de pouvoir l'instaurer, qu'il nous faut imaginer la paix. L'imaginer, c'est-à-dire non la rêver ou l'halluciner, mais la concevoir, la vouloir et l'espérer. Car la paix, ultimement, est plus que l'absence de la guerre, ou la suspension de la guerre, c'est un bien positif, un état de bonheur, consistant dans l'absence de crainte, la tranquillité, dans l'acceptation des différences.

L'état de paix est à imaginer comme l'exact contraire de la peur de la mort violente, qui suscite toutes les formes d'attaque anticipée. Cet état de vie, qu'Augustin (354-430) définissait par la "tranquillité de l'ordre", reste l'imaginaire qui hante l'état de guerre lui-même, comme l'accorde Hobbes au début du Léviathan. S'il fallait désigner une forme verbale qui distingue l'imagination de la paix du rêve, je la nommerais l'optatif de la tranquillité, dans l'acceptation calme des différences à l'échelle de la planète Terre.
 

Paul Ricœur est philosophe.