Un texte de Jean-Pierre Dupuy
 
 

LA MAUVAISE FOI ET SELF-DECEPTION

Ce titre barbare - puisqu'il mêle deux langues - signifie que je vais parler du destin américain de Sartre, en tant qu'il coïncide avec celui du concept de "mauvaise foi" outre-Atlantique.

 Je ne fais pas référence aux travaux des spécialistes américains de Sartre. Ceux-ci - on peut penser à Arthur Danto - écrivent parfois des choses excellentes, mais qui restent dans le cadre de la philosophie"continentale", comme on dit là-bas. Non, je veux parler de la tradition aujourd'hui dominante dans les départements de philosophie américains: la philosophie analytique, et de plusieurs de ses spécialités: la philosophie de l'esprit (laquelle entretient des rapports étroits avec le développement des sciences cognitives), la philosophie du langage, la philosophie de l'action et la philosophie morale et politique.

 Bizarrement, ces philosophes analytiques, qui trouveraient du plus incongru d'avoir à commenter Lacan, Foucault ou, horresco referens , Derrida - lesquels, en revanche, règnent en maître dans les départements de lettres voisins -, n'éprouvent aucune gêne à discuter ce qu'ils comprennent des thèses de Sartre. C'est qu'ils ne sont pas sectaires! - enfin pas trop. Ce qui les intéresse, ce n'est pas la cohérence d'un système philosophique, ni l'histoire des doctrines sur tel ou tel chapitre de la philosophie. Non, leur méthode et leur style, c'est de débattre à coup d'arguments et de contre-arguments sur des problèmes, aussi bien circonscrits et "pointus" que possible. Celui du mensonge à soi-même, ou duperie de soi (self-deception), est aujourd'hui l'un des problèmes les plus débattus de la philosophie analytique. Or ces gens n'ignorent pas que Sartre a défini la "mauvaise foi" comme mensonge à soi-même, self-deception . Comme ils trouvent de plus des arguments relativement cohérents dans le texte de Sartre, ils n'hésitent pas à les inclure dans leurs débats, même si c'est pour les contester. "Etre mort, c'est être en proie aux vivants", lit-on dans L'Etre et le néant  (E et N, p.628). On imagine Sartre se remuant dans sa tombe. Car cette philosophie de l'esprit est vraiment l'Autre de la philosophie sartrienne. Elle tient que rien ne peut être dit de sensé sur le monde, y compris les phénomènes mentaux, qui ne respecte le principe d'identité: la définition sartrienne du pour-soi ou de la "réalité humaine" sur le mode du ne pas être ce que l'on est et être ce que l'on n'est pas, lui est parfaitement inintelligible. Elle définit le "mental" par des critères linguistiques et non pas ontologiques: les phénomènes mentaux se repèrent à ce que les expressions rapportant leurs contenus sont intensionnelles (les règles de l'extensionnalité logique, à savoir la substituabilité des termes coréférentiels et la généralisation existentielle, ne s'appliquent pas à ces expressions). Elle se donne pour visée de naturaliser l'intentionnalité, de la physicaliser, voire de la mécaniser. Selon le mot de Dennett (mais tous ne partagent pas son point de vue), elle cherche à bâtir une phénoménologie à la troisième personne. L'humanisme anti-naturaliste de Sartre, son incompatibilité avec la science, lui sont fondamentalement étrangers. Et cependant, au prix d'une traduction-trahison, cette philosophie autre prend dans Sartre quelque chose, et peut-être lui donne quelque chose en retour. 

 J'ai utilisé le mot d'"intentionnalité" à propos de la philosophie de l'esprit, et il fait effectivement partie de son vocabulaire usuel. Il convient de rappeler que les deux traditions que je considère ont un ancêtre commun: Brentano. C'est dans le concept brentanien d'intentionnalité que s'origine la bifurcation qui produit la phénoménologie husserlienne, d'un côté, laquelle conduira aussi bien à Heidegger qu'à Sartre, et de l'autre, par la lecture que fait Roderick Chisholm de Brentano, la philosophie de l'esprit. Lecture dont on peut dire qu'elle repose sur un contresens, puisque Chisholm comprend la fameuse "inexistence intentionnelle" des objets de la conscience sur le mode de leur ... non-existence (et non de leur existence dans l'esprit). Mais ceci est une autre histoire, qui reste d'ailleurs pour l'essentiel à écrire.

 A propos de traduction et de trahison, une remarque est ici pertinente. Philonenko observe que la langue française assimile le mensonge à la mauvaise foi. J'observe pour ma part que si self-deception  est la bonne traduction anglaise de "mauvaise foi", il faut, lorsqu'on retraduit en français, redoubler le réflexif: se tromper soi-même. Car to deceive oneself  signifie littéralement "se tromper", qui renvoie à l'erreur. Le jeu entre les deux langues nous fait voir que la mauvaise foi fait signe vers le mensonge, et la tromperie de soi vers l'erreur. Signe de la difficulté qu'il y a à situer la mauvaise foi entre les catégories établies.

 On ne demande plus aujourd'hui à celui qui s'exprime en public: "D'où parlez-vous?" J'éprouve cependant le besoin de dire, d'entrée de jeu, quelques mots sur le rapport qui me lie à mon objet. J'ai reçu une formation scientifique, mathématique et logique, puis j'ai fait de l'économie mathématique et pratiqué la théorie du choix rationnel. Cependant je me posais trop de questions sur les fondements, questions qu'il était interdit de poser à l'intérieur des cadres établis. Seule la philosophie pouvait être mon salut. Mais je me suis toujours senti quelque peu étranger chez les philosophes de ce côté-ci de l'Atlantique (ou de la Manche). Je n'appartiens pas à la tribu, et j'ai parfois l'impression que ce qui m'empêche d'en faire vraiment partie, c'est moins ce qui me manque (être passé par les rituels d'initiation, tels que l'agrégation) que ce que j'ai en plus: précisément cette formation par la science. Je dois vous avouer que pour moi, 1943, c'est au moins autant que l'année de publication de l'Etre et le néant , celle de deux articles fondateurs de ce qui allait s'appeler, bien plus tard, les sciences cognitives. Bref, ici en France, je ne suis pas philosophe, alors qu'outre Atlantique, j'enseigne dans un département de philosophie - précisément, cette année, la Self-Deception .

 Que suis-je en train de vous dire? Je prends, devant vous, conscience de ma facticité, de la contingence qui fait que j'ai été ce que j'ai été, et ce, afin de mieux m'arracher à elle, par un projet que je forme en tant qu'être libre. Ce projet, je l'exprime sur le mode du manque (je ne suis pas philosophe) et du désir (je voudrais l'être, c'est-à-dire je voudrais être reconnu par vous). En vérité, je joue sur deux tableaux. D'une part, je tente d'échapper à ma faute de n'être pas ce que vous êtes, par le simple fait de le reconnaître. Je fuis. Il faut que je me mette hors d'atteinte pour éviter le jugement de votre collectivité. Je dis: "je ne suis pas philosophe", en prenant l'être, ici, sur le mode du "ne pas être ce que l'on est, et être ce que l'on n'est pas". La facticité de mon être passé est de m'avoir fait non-philosophe, mais la transcendance de mon être-libre me donne la capacité de "néantiser ma facticité" en m'arrachant à elle. Donc, en disant "je ne suis pas philosophe", je dis, en un sens du verbe être - celui du pour-soi - "je suis philosophe". Mais ici s'opère un glissement sournois. Je répète "je suis philosophe", en entendant l'être, cette fois, sur le mode de l'être ce que l'on est, de l'être en soi.

 Qu'est-ce à dire? Je suis de mauvaise foi. Et notez bien que si je peux être de mauvaise foi, c'est bien qu'en un sens, je ne suis pas ce non-philosophe que je ne veux pas être. Dans les termes de Sartre: "La mauvaise foi exige que ... il y ait une différence impondérable qui sépare l'être du non-être dans le mode d'être de la réalité humaine" (E et N, p. 103).

 Que suis-je maintenant en train de faire? Je vous avoue avec sincérité que je suis de mauvaise foi. Mais cette sincérité elle-même est un projet de mauvaise foi (C'est la fausse sincérité du narrateur de la Chute ). Vous imaginant mes censeurs, je me constitue en chose, je vous remets ma liberté, pour mieux vous l'arracher aussitôt en tirant un mérite de mon aveu, sincère, que je suis de mauvaise foi. Je me suis constitué sincèrement comme étant de mauvaise foi pour ne l'être pas. C'est encore de la mauvaise foi.

 Par mon projet de mauvaise foi, le but que je recherche est de "faire que je sois ce que je suis, sur le mode du 'n'être pas ce qu'on est', ou que je ne sois pas ce que je suis, sur le mode de l"'être ce qu'on est' " (E et N, p. 102). Et si ce projet de mauvaise foi est possible, c'est bien parce qu'il m'est impossible de coïncider avec mon "n'être-pas-philosophe" aussi bien qu'avec mon "être-un-non-philosophe".

 Je n'avais évidemment pas l'intention de vous parler de moi - je vous l'avoue maintenant, en toute bonne foi. Ce préambule avait simplement pour but de rappeler, si besoin était, la façon dont Sartre définit la mauvaise foi - et pourquoi il doit le faire au début de l'ouvrage, puisque son objectif est de répondre à la question: "Que doit être l'homme en son être, s'il doit pouvoir être de mauvaise foi?" (p. 90-91). On connaît la réponse, maintes fois martelée: "La condition de possibilité de la mauvaise foi, c'est que la réalité humaine ... soit ce qu'elle n'est pas et ne soit pas ce qu'elle est"; et aussi: "Pour que la mauvaise foi soit possible, il faut que la sincérité elle-même soit de mauvaise foi" (p. 104). La mauvaise foi a finalement la même structure d'auto-transcendance, de transcendance dans l'immanence, que la conscience elle-même. Voilà pourquoi le moyen le plus court, pense Sartre, de révéler la structure de la conscience est, par une démarche de type transcendantal, de dégager les conditions de possibilité de la mauvaise foi. Voilà pourquoi, peut-être malheureusement pour lui, l'analyse de la mauvaise foi se trouve totalement déconnectée de celle du pour-autrui. La mauvaise foi va comme un gant à la conscience. Tant et si bien qu'on se demande s'il est possible de retirer ce gant et d'accéder, non à la bonne foi, mais à l'"authenticité".

 J'en viens à mon objet, c'est-à-dire à mon problème. D'une façon quelque peu surréaliste, peut-être même monstrueuse, je vais faire dialoguer les deux philosophies sur le problème du mensonge à soi-même. J'adjoindrai quelques autres protagonistes: ce que nous appelons l'"École de Palo Alto", connue pour ses travaux sur la schizophrénie et sa théorie du double bind ; et aussi René Girard. Parmi ceux qui s'intéressent à l'oeuvre du miméticien, peu savent que son point de départ fut Sartre. L'auteur de Mensonge romantique et vérité romanesque  partage avec celui de l'Etre et le néant  le goût, et le très grand talent, de parler des choses de la vie, des situations concrètes et des rapports complexes et paradoxaux entre les hommes. Cependant, Girard, lui aussi, lit Sartre au moyen d'une traduction, qui est une trahison, mais cette fois consciente et délibérée. Girard interprète les relations dialectiques entre l'en-soi et le pour-soi, la facticité et la transcendance, comme des masques philosophiques dissimulant la logique des rapports mimétiques entre les êtres. Pour lui, la mauvaise foi, c'est la méconnaissance/connaissance de ces "choses cachées depuis la fondation du monde" - cachées, mais sur le mode d'un secret de Polichinelle. Girard étant établi aux États-Unis depuis plus de quarante ans, je reste bien dans mon sujet: le destin américain de Sartre.

 Fidèle au style analytique, je m'appuierai sur des études de cas. C'est ainsi que j'évoquerai, tour à tour, la mauvaise foi: dans le couple; chez le schizophrène; chez les primitifs; la mauvaise foi des Calvinistes; celle de l'Étranger , ou plutôt de son auteur, Albert Camus; celle d'Alidor, le triste héros de Corneille, qui annonce l'hypocrisie jouée de Dom Juan. 

1. ENTRE LE MENSONGE ET LA MAUVAISE FOI

 1.1. Sartre accepte de traiter la mauvaise foi comme un mensonge à soi-même. Mais il ajoute aussitôt qu'il faut distinguer ce mensonge à soi du mensonge tout court. Celui-ci, du moins en son idéal-type, ne lui semble requérir aucun "fondement ontologique spécial". Il n'en va pas de même du mensonge à soi-même. Si celui-ci devait être conçu sur le mode du mensonge à autrui, on buterait sur un paradoxe: lorsque je me mens à moi-même, "je dois savoir en tant que trompeur la vérité qui m'est masquée en tant que je suis trompé. Mieux encore je dois savoir très précisément cette vérité pour me la cacher plus soigneusement - et ceci non pas à deux moments différents de la temporalité - ce qui permettrait à la rigueur de rétablir un semblant de dualité - mais dans la structure unitaire d'un même projet" (E et N, p.84-85). "Pour échapper à ces difficultés, note encore Sartre, on recourt volontiers à l'inconscient". On sait que Sartre va rejeter l'échappatoire freudienne, en tentant de montrer qu'elle ne fait que déplacer le paradoxe au niveau de la censure, laquelle, elle aussi, est censée tout à la fois savoir et ne pas savoir la vérité qu'il s'agit de refouler. Quant à sa solution, on l'a rappelée en introduction, elle est fournie par la structure d'auto-transcendance de la conscience, ou "réalité humaine".

 Sartre reconnaît qu'il existe des "formes intermédiaires entre le mensonge et la mauvaise foi". Mais elles ne sont selon lui que des aspects "abâtardis", "courants et vulgaires", du mensonge. 

 Des travaux d'outre Atlantique sur la self-deception  se dégage une critique unanime de Sartre sur ce point. La distinction entre mensonge et mensonge à soi est beaucoup trop tranchée, et c'est justement dans les zones "intermédiaires" que se passent les choses intéressantes. Cette critique est fondamentale, car il est essentiel pour la théorie sartrienne de la mauvaise foi, et donc de la conscience, qu'elle puisse s'édifier sur le cas d'une conscience unique: "la mauvaise foi ne vient pas du dehors à la réalité humaine ... la conscience s'affecte elle-même de mauvaise foi" (p. 84). Si l'on montrait que cette coupure entre le mensonge à autrui et le mensonge de la mauvaise foi n'existe pas, c'est du même coup le mit-sein  que l'on introduirait dans la structure de la mauvaise foi - mais aussi, peut-être, dans celle de la conscience.

 La critique est venue d'abord de Donald Davidson, le philosophe américain qui, peut-être, a le plus écrit sur la self-deception . Un mot de préambule sur la philosophie de l'esprit de Davidson, et la place qu'elle fait à l' "irrationalité", qu'elle tient pour un paradoxe. Contre plusieurs traditions philosophiques, en particulier la wittgensteinienne, Davidson soutient que les raisons que nous avons d' agir doivent être traitées comme des causes de nos actions . Il arrive cependant qu' une cause mentale, à l'intérieur d'un esprit unique, ne puisse être considérée comme une raison: c'est alors qu'on a une irrationalité. Davidson a étudié les conditions de possibilité d' une telle configuration . Il y a un cas dans lequel on saisit bien comment un événement mental peut être la cause d'un autre événement mental sans constituer une raison pour ce dernier, c'est lorsque l'un et l'autre appartiennent à des esprits différents (un sujet en influençant un autre, par exemple, ou lui mentant). Le cas de plusieurs esprits est pour Davidson paradigmatique. S' il y a, dans un esprit unique, une cause mentale qui n' est pas une raison, il faut donc admettre, soutient-il, que cet esprit est cloisonné en compartiments relativement étanches - à l' instar de la topique freudienne, mais sans qu'on ait besoin de supposer que l'un quelconque de ces compartiments échappe à la "conscience" (notion qui, en philosophie de l'esprit, trouve difficilement un statut). 

 Application à la self-deception . Davidson la caractérise ainsi, prenant l' exemple, qui le préoccupait peut-être à l'époque où il écrivait ces lignes, d'un homme embarrassé par une calvitie croissante et qui réussit par divers moyens cosmétiques et surtout psychologiques à nier, vis-à-vis de lui-même plus encore que des autres, l' évidence . Cet homme tout à la fois croit qu' il est chauve et croit qu' il n' est pas chauve; il réussit à se dissimuler qu' il a la première croyance parce qu' il ne veut "voir" que la seconde; et pourtant c' est bien parce qu' il a la première croyance qu' un mécanisme mental de wishful thinking  se met en place et qu' il se met à avoir la seconde: la première croyance est bien la cause de la seconde, sans évidemment en être une raison, puisqu'elle la contredit.

 Davidson considère que le mensonge à soi-même est un cas particulièrement "dur" de self-deception  et il ne cherche même pas à en sauver la possibilité. Quant à la self-deception  plus "molle", située quelque part, quant aux présupposés ontologiques, entre le mensonge et le mensonge à soi, la coexistence de deux croyances contradictoires qui la caractérise est assurée par un cloisonnement de l'esprit. On dira que Sartre a réfuté Davidson par avance, puisque cette solution n'est autre que celle de Freud. C'est possible, mais à l'inconscient, donc la censure, près. Comme la critique de Sartre se focalise sur la mauvaise foi de la censure, il n'est pas évident qu'elle ait prise sur la topique davidsonienne. Mais je ne veux pas ici poursuivre ce point plus avant.

 Si Davidson et Sartre diffèrent dans leur analyse de la mauvaise foi, ils sont proches l'un de l'autre en ce qui concerne le mensonge. Sartre note qu'il n'y a "aucune difficulté à concevoir que le menteur doive faire en toute lucidité le projet du mensonge et qu'il doive posséder une entière compréhension du mensonge et de la vérité qu'il altère. Il suffit qu'une opacité de principe masque ses intentions  à l'autre ... Par le mensonge, la conscience affirme qu'elle existe par nature comme cachée à autrui, elle utilise à son profit la dualité ontologique du moi et du moi d'autrui" (p. 84). Davidson affine l'analyse, bien dans le style de la philosophie de l'esprit. Tout repose sur le jeu des intentions en effet, mais Davidson en distingue et en hiérarchise deux sortes. Il y a d'abord l'intention de tromper; mais il y a aussi l'intention de dissimuler cette intention de premier niveau à autrui. C'est cette méta-intention, l'intention de dissimuler l'intention de tromper, qui, selon Davidson, constitue la clé du mensonge - et non, par exemple, le fait de dire le contraire de ce que l'on croit être vrai. Il note qu'"un menteur qui croit que son interlocuteur est pervers peut être amené à dire le contraire de ce qu'il cherche à lui faire croire" . On songe à la blague juive rapportée par Freud et que Lacan aimait tant: "Pourquoi me dis-tu que tu vas à Cracovie pour me faire croire que tu vas à Lemberg, alors que tu vas à Cracovie!"

 Sartre ne peut qu'être d'accord, et il ajouterait que dans le cas du mensonge, contrairement au cas du mensonge à soi-même, la réalisation de cette méta-intention, qui est alors l'intention de dissimuler à l'autre qu'on cherche à le tromper, ne pose pas de problème. Par ailleurs, il n'y a pas lieu de se cacher à soi-même qu'on cherche à tromper l'autre: "le menteur a l'intention de tromper et il ne cherche pas à se dissimuler cette intention ...Quant à l'intention affichée de dire la vérité ("Je ne voudrais pas vous tromper, cela est vrai, je le jure", etc.) sans doute est-elle l'objet d'une négation intime, mais aussi n'est-elle pas reconnue par le menteur comme son intention" (p. 83).

 C'est en ce point que je voudrais faire intervenir une manière d'aborder le problème qui relève de l'esprit des travaux de l'École de Palo Alto. Je la dois au jeune anthropologue américain établi en France, Mark Anspach, lequel, à l'instar de son modèle Gregory Bateson, met son expérience anthropologique au service d'une réflexion sur la maladie mentale. Anspach nous demande de considérer le cas où c'est le menteur lui-même qui est "pervers". Ce menteur a le bon goût d'avertir autrui que ce qu'il dit est le contraire de ce qu'autrui doit croire. "Attention, je veux vous tromper, ce que je dis est faux, je le jure, etc."  L'intention de tromper est ici dévoilée, voire proclamée, au lieu d'être dissimulée. Nous tenons un cas de mensonge à autrui qui est paradoxal, et qui l'est de la même manière que le mensonge à soi-même. En effet, celui qui se ment à soi-même se révèle à lui-même, en tant que menteur ayant accès à son intention de tromper, qu'il a l'intention de se tromper. Si je me mens, je me dis à moi-même: "je me mens, attention, mon moi!: ce que je dis est faux". Dans cette perspective, le mensonge à soi-même a la forme familière du paradoxe du menteur.

 Anspach illustre cette thèse sur le cas des psychotiques. Il a repéré, dans le beau livre de Marcel Gauchet et Gladys Swain, La pratique de l'esprit humain  , certaines observations d'Étienne Esquirol, le disciple de Pinel, qui apportent de l'eau au moulin de l'École de Palo Alto: le paradoxe de la self-deception  interprété comme paradoxe du menteur, loin de constituer un problème insoluble en raison de la contradiction qu'il implique, fournit la solution à ce problème par sa forme même de paradoxe (le "double bind "). Esquirol explique qu'un patient peut "très bien connaître le désordre de ses facultés intellectuelles", s'efforcer de suivre et de croire ce que son thérapeute lui dit, et cependant "manquer de force de conviction". "Je sais tout cela, dit l'un d'eux, mais mes idées sont ailleurs, et je ne suis pas guéri". 

 Un autre patient lui dit un jour: "Si je pouvais croire avec vous que je suis fou, je serais bientôt guéri, mais je ne puis acquérir cette croyance". Proposition extraordinaire, qu'Anspach analyse avec une grande subtilité. Littéralement, le patient croit qu'il est fou de ne pas croire qu'il est fou. C'est parce qu'il ne croit pas qu'il est fou qu'il est fou - croit-il. Mais inversement, c'est parce qu'il est fou qu'il ne croit pas qu'il est fou - croit-il.

 La différence avec la caractérisation davidsonienne de la self-deception  est double. On n'a plus affaire ici à la coexistence de deux croyances contradictoires (le sujet croyant p et croyant non-p), mais à la codétermination d'une croyance et d'une non-croyance (le sujet croyant p et ne croyant pas p); par ailleurs, la causalité n'est plus linéaire (la première croyance causant la seconde), elle devient circulaire: la croyance est cause de la non-croyance et celle-ci de celle-là. Cette figure est proprement paradoxale, ce qui veut dire non nécessairement qu'elle est à rejeter parce qu'impensable, mais tout simplement qu'elle a la forme du paradoxe. Mark Anspach propose une métaphore géométrique pour la visualiser. Ce qui empêche la croyance et la non-croyance de venir au contact l'une de l'autre dans l'esprit de notre aliéné mental, ce n'est pas une cloison comme dans le modèle davidsonien, c'est une bande ... de Möbius. En suivant la bande, on passe de l'une à l'autre et inversement, mais elles sont néanmoins de part et d'autre de ce ruban qui les sépare tout en les reliant.

 Ce jeu dialectique entre la croyance et la non-croyance est finalement beaucoup plus proche de la théorie sartrienne de la croyance que de la philosophie de l'esprit, dominée par un "réalisme intentionnel" (doctrine à laquelle ne souscrit qu'au prix de sensibles nuances Davidson, selon laquelle les états mentaux en général, et les croyances en particulier, ont une réalité ontologique). Souvenons-nous des analyses brillantes de la troisième partie du chapitre sur la mauvaise foi, intitulée "La 'foi' de la mauvaise foi". On y lit: "la croyance est un être qui se met en question dans son propre être, qui ne peut se réaliser que dans sa destruction, qui ne peut se manifester à soi qu'en se niant; c'est un être pour qui être, c'est paraître, et paraître, c'est se nier. Croire, c'est ne pas croire". Ou encore: "Croire, c'est savoir qu'on croit et savoir qu'on croit, c'est ne plus croire. Ainsi croire c'est ne plus croire, parce que cela n'est que croire..." (p. 106). Dire que "la croyance devient non-croyance" (idem) est notre paradoxe même, et pour Sartre, c'est dire que "la conscience est perpétuellement échappement à soi" (ibid.). Comme la mauvaise foi, la croyance est "évanescente" (p. 85).

 Il n'empêche. La description de l'École de Palo Alto diffère de celle de Sartre sur un point capital. Pour la première, le mensonge, dans le mensonge à soi-même, ne diffère pas essentiellement du mensonge à autrui. Il en résulte, certes, le paradoxe même que Sartre veut éviter. Mais ce paradoxe est ici traité comme solution, et non comme problème.

 

 1.2. Nous allons maintenant aborder la question en partant d'un tout autre angle: celui de la pragmatique, c'est-à-dire l'analyse du contexte dans la communication verbale. Dans son article pionnier de 1957, "Meaning", Paul Grice montrait que ce qui rend la communication possible, c'est la capacité qu'a l'auditeur de reconnaître l'intention du locuteur de l'informer de quelque chose. Dans la reformulation proposée récemment par Sperber et Wilson , on définit la communication comme la production par le locuteur d'un certain stimulus avec la double intention:

  a) d'informer l'auditeur de quelque chose;

  b) d'informer l'auditeur de son intention de l'informer de quelque chose.

 Le propre de la communication réside dans l'intention b), qui est la véritable intention communicative, l'intention a) étant une simple intention informative. L'intention communicative se présente comme une intention informative de degré deux puisque sa réalisation implique que l'intention informative de degré un soit reconnue par l'auditeur. Cette réflexivité apparaît comme inhérente à l'acte de communication.

 Très tôt, les pragmaticiens ont reconnu qu'on ne pouvait en rester à ce redoublement et qu'une communication véritablement réflexive impliquerait une infinité de niveaux intentionnels emboîtés les uns dans les autres. Soit le contre-exemple suivant . Le sèche-cheveux de Peggy est cassé. Elle souhaite que John le répare, mais elle ne veut pas le lui demander directement. Elle imagine la mise en scène suivante. Elle démonte le sèche-cheveux et en éparpille les pièces autour d'elle, comme si elle était en train de le réparer elle-même. Mais elle s'arrange pour que John se rende compte précisément qu'il s'agit d'une mise en scène. Son intention est d'informer John qu'elle souhaite son aide, et de plus, elle cherche à rendre manifeste à John qu'elle a cette intention de l'informer. Peggy a donc une double intention, informative et communicative, et cette double intention est, supposons-le, réalisée. Selon la définition donnée plus haut, on devrait donc admettre que Peggy a communiqué à John sa demande d'aide. On a cependant du mal à mettre sur le même plan cette stratégie informative contournée et ce que serait une communication transparente par laquelle Peggy demanderait directement à John de l'aider. La différence réside en ceci: ce qui rend opaque le manège de Peggy, c'est que son intention de deuxième niveau, son intention communicative, reste ignorée de John. Peggy dissimule à John son intention communicative.

 Notons que ce qui est ici dissimulé n'est pas, comme dans le cas du mensonge, une intention de tromper. C'est au contraire une intention de communiquer.

 Cette situation n'est donc pas un cas de mensonge. Qu'est-ce alors? Tentons d'abord d'analyser les motifs de Peggy. Un certain type de relation existe entre elle et John. Disons que c'est une femme moderne et qu'il y a deux choses qu'elle hait par dessus tout: se voir rejetée par John et être en dette vis-à-vis de lui. A s'adresser ouvertement à lui, elle court ce double risque. Sa mise en scène lui permet d'y échapper totalement. Si John s'exécute, c'est de son propre chef: Peggy, qui ne lui a rien demandé, ne lui doit rien. Mais John peut très bien ne rien faire sans que cela passe pour une muflerie: après tout, il n'est pas censé avoir interprété le manège de Peggy comme une demande d'aide. C'est du moins ce qu'il croit, car il croit que Peggy ne sait pas qu'il a compris que son intention était bien de lui demander son aide. Peggy lui a ménagé cette porte de sortie: il ne s'agira pas d'un refus pénible, mais d'un simple manque d'attention .

 Si ce n'est ni mensonge ni, évidemment, tromperie de soi, qu'est-ce donc? On pourrait parler d'une sorte de collaboration négative entre deux êtres qui s'accommodent l'un et l'autre, parce que ça les arrange, d'une forme d'opacité collective. Celle-ci peut être caractérisée très précisément grâce à un concept qui joue aujourd'hui un rôle essentiel dans toute une gamme de disciplines qui vont de la théorie des jeux à l'intelligence artificielle, de la philosophie du langage à la philosophie politique de type analytique. Il s'agit du concept de Common Knowledge  (CK), ou savoir public. Une proposition est CK dans une population donnée si et seulement si cette proposition est vraie; chacun sait que c'est le cas; chacun sait que chacun sait que c'est le cas; etc. etc. jusqu'à l'infini. C'est ainsi qu'on a pu définir une communication véritablement transparente comme celle dans laquelle le locuteur a l'intention de rendre son intention informative CK entre lui et son auditeur. L'opacité qui caractérise la mise en scène de Peggy peut se définir alors comme écart au CK.

 Des propriétés fort intéressantes ont été découvertes au sujet du CK. La plus fascinante est peut-être l'existence d'une discontinuité entre le CK et le "quasi-CK" - par cette expression, il faut entendre le cas où le degré de réflexivité (mesuré au nombre d'emboîtements du type: Peggy sait que John sait que Peggy sait que ... etc.) tend vers l'infini sans l'atteindre. Soit l'exemple suivant: La compagnie aérienne vous demande de vous présenter au guichet de l'enregistrement deux heures avant le décollage. Cette règle est énoncée de façon rigide. Mais chacun sait - du moins on peut le supposer - que non seulement elle est transgressable, mais encore que l'efficacité requiert qu'elle soit transgressée. L'optimum est en effet atteint lorsque les passagers se présentent au comptoir en un flux régulier entre T-2 et T-1. Cela, chacun le sait mais on peut même supposer sans inconvénient que chacun sait que chacun le sait, etc. Pour que le système fonctionne à peu près harmonieusement, il suffit qu'un seul cas soit exclu: la méta-règle selon laquelle la règle est transgressable ne peut être rendue publique, elle ne peut devenir CK.

 Supposons deux êtres qu'un terrible secret tout à la fois unit et sépare. Chacun le connaît, chacun sait que l'autre le connaît, et ainsi de suite, sans qu'on aille pourtant à l'infini. L'incertitude, l'opacité qui résulte de cet écart à la réflexivité infinie, quel que soit le degré de profondeur où elle se loge, a le même effet d'annulation imaginaire du fait en question. On peut faire comme s'il n'existait pas tant qu'il n'est pas dit, c'est-à-dire tant qu'il n'est pas CK.

 Si nous revenons maintenant de ce côté-ci de l'Atlantique, nous allons découvrir avec étonnement que cette configuration, caractérisée par un savoir partagé - chacun sait p - et une absence de CK, est non seulement bien connue, mais qu'elle est traitée comme une forme particulière du mensonge à soi-même. Simplement, si l'on peut dire, l'auteur et la victime du mensonge en question sont alors le collectif lui-même. Je fais référence à la notion de mensonge social, ou hypocrisie collective, qui a joué un rôle essentiel dans les sciences sociales françaises, tant la sociologie durkheimienne que le structuralisme qui l'a détrônée. Je prendrai pour exemple le débat sur la réciprocité de l'échange symbolique, qui fut l'une des controverses constitutives des sciences de l'homme à la française.

 Dans son célèbre Essai sur le don  (1924) , Marcel Mauss observe que dans bon nombre de sociétés archaïques, "les échanges et les contrats se font sous la forme de cadeaux, en théorie volontaires, en réalité obligatoirement faits et rendus". Il insiste sur "le caractère volontaire, pour ainsi dire, apparemment libre et gratuit, et cependant contraint et intéressé de ces prestations. Elles ont revêtu presque toujours la forme du présent, du cadeau offert généreusement même quand, dans ce geste qui accompagne la transaction, il n'y a que fiction, formalisme et mensonge social, et quand il y a, au fond, obligation et intérêt économique".

 Des actes séparés: donner, recevoir, rendre, se présentent comme autant de gestes de générosité ou de cordialité et obéissent en fait à des impératifs rigides auxquels nul ne peut se soustraire. Quelle est donc la nature de cette "obligation"? Mauss, une fois qu'il a posé cette question, ajoute, comme s'il ne faisait que la répéter sous une autre forme: "Quelle force y a-t-il dans la chose qu'on donne qui fait que le donataire la rend?" L'informateur indigène va bientôt le convaincre que "dans les choses échangées ... il y a une vertu qui force les dons à circuler, à être donnés et à être rendus".

 Lévi-Strauss, dans sa non moins fameuse "Introduction à l'oeuvre de Marcel Mauss" (1950)  - un texte que beaucoup considèrent comme la charte du structuralisme français -, reproche à Mauss de s'être ici "laissé mystifier par l'indigène". L'erreur de Mauss, selon lui, est d'en être resté à l'appréhension phénoménologique, qui discrétise les moments de l'échange: de là qu'il faille un opérateur d'intégration pour reconstruire le tout, et c'est précisément l'"âme des choses" qui vient providentiellement remplir ce rôle. Mais c'est là prendre le problème par le mauvais bout, affirme Lévi-Strauss, parce que "l'échange n'est pas un édifice complexe, construit à partir des obligations de donner, de recevoir et de rendre, à l'aide d'un ciment affectif et mystique. C'est une synthèse immédiatement donnée à, et par, la pensée symbolique ..." La "réalité sous-jacente" de l'échange, précise-t-il, est à chercher dans des "structures mentales inconscientes", auxquelles le langage peut donner accès.

 Troisième étape: en 1972, Pierre Bourdieu, dans son Esquisse d'une théorie de la pratique  , s'en vient dénoncer l'"erreur objectiviste" de Lévi-Strauss: "Même si la réciprocité est la vérité objective des actes discrets et vécus comme tels que l'expérience commune met sous le nom d'échange de dons, affirme-t-il, elle n'est pas la vérité complète d'une pratique qui ne pourrait exister si elle se percevait conformément au modèle".

 Considérons en effet l'obligation de rendre et l'obligation de recevoir. Prises ensemble dans le schéma théorique de la réciprocité, elles aboutissent à une contradiction. Car celui qui rend sans attendre l'objet même qu'on lui donne, refuse de fait de recevoir. L'échange de dons ne peut fonctionner comme tel qu'à la condition de dissimuler la réciprocité qui serait sa vérité objective. Il faut, selon Bourdieu, tout l'espace, ou plutôt le temps de la pratique, pour dénouer cette contradiction.

 Il y a donc, dans l'interprétation de Bourdieu (comme dans celle de Mauss), ici mensonge: les indigènes connaissent la vérité de la réciprocité, mais ils la cachent, car cette vérité est léthale. A qui la cachent-ils? mais à eux-mêmes, bien sûr. Notons que le paradoxe est décrit par Bourdieu dans les termes mêmes qu'utilise Sartre. Sur le mensonge à soi-même, nous l'avons vu, celui-ci dit: "Je dois savoir en tant que trompeur la vérité qui m'est masquée en tant que je suis trompé (...) et ceci non pas à deux moments différents de la temporalité - ce qui permettrait à la rigueur de rétablir un semblant de dualité - mais dans la structure unitaire d'un même projet (...) Pour échapper à ces difficultés, on recourt volontiers à l'inconscient"(E et N, p.84-85). Lévi-Strauss a recours à l'inconscient, Bourdieu au déploiement de la temporalité (le temps de la pratique). Mais dans l'un et l'autre cas, le sujet dont on parle et à qui on prête, ici de l'inconscient, là de la mauvaise foi, est un non-sujet, puisque c'est la structure ou le collectif. Complication apparemment irréductible, en tout cas pour Lévi-Strauss, que nous laissons à son inconscient collectif structuré comme un langage.

 En ce qui concerne Bourdieu, cependant, les choses, tout d'un coup, deviennent beaucoup plus claires lorsqu'au détour d'une analyse, il prend l'exemple de cet ouvrier kabyle qui proclamait la convertibilité du repas traditionnel de fin de travaux en argent, qu'il réclamait à la place: il ne faisait ainsi, écrit Bourdieu, que "trahir le mieux et le plus mal gardé des secrets, puisque tout le monde en a la garde".

 Formule sans nul doute brillante - on dit aussi: "le secret, c'est qu'il n'y a pas de secret"; Zinoviev utilise l'oxymore "secret public", etc. -, mais qui ne dit rien d'autre que ce que la philosophie analytique caractérise comme une situation avec savoir partagé mais absence de CK.  Ainsi donc, l'hypocrisie sociale, la mauvaise foi collective, ce serait cela même que nous avons décrit ci-dessus comme une collaboration négative entre sujets individuels qui entendent protéger une opacité collective qui les arrange tous. 

 Cette figure d'un état de choses qui est de savoir partagé sans être CK n'a rien de paradoxal, rien qui échappe à l'analyse logique. Le détour par le collectif, qui pouvait sembler introduire un supplément redoutable de complexité, nous a peut-être mis sur la bonne voie. Et si, dans le mensonge à soi d'une conscience individuelle, il n'y avait pas toujours cette collaboration négative avec autrui? Si l'opérateur de réflexivité, le self  de la self-deception , était Alter Ego en moi?

 2. Choisir le passé

 2.1. La philosophie analytique de l'action n'a pas de peine à se reconnaître en Sartre lorsque celui-ci définit la liberté en termes de choix, de décision, d'engagement. Le rapport qu'il établit entre liberté et finitude - "L'acte même de liberté est ... assomption et création de la finitude. Si je me fais, je me fais fini et, de ce fait, ma vie est unique" (E et N, p. 604) - , elle peut l'interpréter en des termes qui lui sont accessibles. Choisir, c'est renoncer à tous les possibles qui étaient là, devant moi, avant que je choisisse, mais qui n'étaient pas le choix auquel je fais finalement me résoudre. La divergence apparaît cependant lorsque la philosophie de l'action interprète, à la manière leibnizienne, ce choix comme étant celui du meilleur, se transformant ainsi en théorie du choix rationnel. Rien n'est évidemment plus étranger à l'éthique de la finitude que Sartre entend bâtir sur sa philosophie de la liberté. Subordonner l'exercice de la liberté à la maximisation d'un critère du bien posé en extériorité à cette même liberté, c'est pour Sartre, comme pour Kant, chuter dans l'hétéronomie ou l'aliénation.

 Malgré leur réelle bonne volonté, il arrive cependant un moment où les philosophes analytiques ne peuvent plus suivre. Trop, c'est trop. Lorsqu'ils lisent des formules telles que: "Je suis responsable de tout" (E et N, p. 614), "Le propre de la réalité humaine, c'est qu'elle est sans excuse" (ibid., p. 613), ils calent - le summum étant atteint au moment où Sartre étend le champ de la liberté au passé et, en particulier, à la naissance: "Ainsi, en un certain sens, je choisis d'être né" (p. 614). Imprégné de ce que la philosophie de l'esprit appelle le "principe de charité" - toujours attribuer à autrui, autant que faire se peut, un système de croyances cohérent et rationnel -, Dagfinn Føllesdal suggère: "Il faut traduire, car ce passage serait si déraisonnable jusqu'à frôler l'absurdité si nous l'interprétions selon les critères de la philosophie morale ordinaire" . La "charité" de Føllesdal porte plus précisément sur le passage suivant: "Pour que nous 'ayons' un passé, il faut que nous le maintenions à l'existence par notre projet même vers le futur: nous ne recevons pas notre passé; mais la nécessité de notre contingence implique que nous ne pouvons pas ne pas le choisir" (E et N, p. 554; je souligne).

 Alain Renaut a bien montré tout ce que ce thème sartrien doit à l'analyse heideggérienne de l'historicité de la "réalité-humaine" (Dasein ). Pour l'auteur de Sein und Seit , écrit Renaut, "'historique au premier chef' est la 'réalité-humaine' en tant qu'elle a pour propriété essentielle de choisir ce qui lui apparaît par ailleurs comme destin" ; et encore: "ce que nous appelons le 'destin' est ainsi la 'décision-résolue' (Entschlossenheit ) de la 'réalité-humaine'" .. Chez Sartre, cela devient: "Etre fini, c'est se choisir, c'est-à-dire se faire annoncer ce qu'on est en se projetant vers un possible, à l'exclusion des autres" (E et N, p. 604).

 Avec cette configuration philosophique, on pourrait croire que l'on est aux antipodes de ce que peut penser la philosophie analytique. On se tromperait lourdement. Il se trouve que la théorie du choix rationnel, renouant avec la problématique des antinomies de la raison, a développé une très intéressante paradoxologie, laquelle inclut, entre autres joyaux, un paradoxe que l'on pourrait caractériser par l'expression: "choisir sa prédestination". Ce paradoxe est à l'origine d'un véritable schisme au sein de la théorie de la décision . Qui plus est, la question de la self-deception  se trouve y jouer un rôle décisif.

 Comme incarnation de ce paradoxe, je considérerai la thèse célèbre de Max Weber sur les "affinités électives" entre l'"éthique protestante", plus précisément les conséquences éthiques de la doctrine de la prédestination, et l'"esprit du capitalisme" . Je ne m'intéresse qu' à la structure logique de l' argument de Weber, et non à sa validité empirique. En vertu d' une décision divine prise de toute éternité, chacun appartient à un camp, celui des élus ou celui des damnés, sans savoir lequel. Les hommes ne peuvent absolument rien à ce décret, il n' y a rien qu' ils puissent faire pour gagner ou mériter leur salut. La grâce divine, cependant, se manifeste par des signes. La chose importante est que ces signes ne s'observent pas par introspection, ils s' acquièrent par l' action. Le principal d' entre eux est le succès que l' on obtient en mettant à l' épreuve sa foi dans une activité professionnelle (Beruf  ). Cette épreuve est coûteuse, elle exige de travailler sans relâche, méthodiquement, sans jamais se reposer dans la possession, sans jamais jouir de la richesse. "La répugnance au travail, note Weber, est le symptôme d' une absence de la grâce".

 La "conséquence logique" de ce problème pratique, remarque encore Weber, aurait "évidemment" dû être le "fatalisme". Le fatalisme, c'est-à-dire le choix d'une vie oisive, est effectivement la solution rationnelle, puisque, quel que soit l'état du monde - ici, que l'on fasse partie des élus ou des damnés -, on n'a rien à gagner à se livrer à l'épreuve coûteuse de l'engagement professionnel. En théorie de la décision, on dit qu'on a affaire à une stratégie "dominante", au sens qu'elle est la meilleure dans chacun des cas de figure possibles. Tout le livre de Weber, cependant, s' efforce, comme on le sait, d'expliquer pourquoi et comment "la grande masse des hommes ordinaires" a fait le choix opposé.

 Pour la doctrine calviniste populaire, "se considérer comme élu constituait un devoir; toute espèce de doute à ce sujet devait être repoussée en tant que tentation du démon, car une insuffisante confiance en soi découlait d' une foi insuffisante, c'est-à-dire d'une insuffisante efficacité de la grâce". "Le travail sans relâche dans un métier" était ce qui permettait d' obtenir cette confiance en soi, le moyen de s' assurer de son état de grâce.

 Le débat qui opposa les Luthériens aux Calvinistes est aujourd'hui encore du plus grand intérêt. Les premiers accusèrent les seconds d'en revenir au dogme du "salut par les oeuvres", au grand dam de ces derniers, outrés qu' on puisse identifier leur doctrine à ce qu'ils honnissaient par-dessus tout, la doctrine catholique. Cette accusation revient à dire que celui qui choisit d'acquérir au prix fort les signes de la grâce raisonne comme si ces signes étaient la cause du salut - comportement magique, insiste l'accusation, puisqu'il consiste à prendre le signe pour la chose (l'élection divine). Or cette accusation n' est autre que celle que de nos jours les partisans de la théorie orthodoxe de la décision - ceux qui, dans un problème ayant cette structure, défendent la stratégie dominante - adressent à leurs adversaires, les hétérodoxes qui défendent la rationalité du choix calviniste.

 Weber traite ses Calvinistes de "saints débordant de confiance en soi" ou encore de "saints auto-proclamés". La question que pose, à ce stade, la philosophie de l'action est: étaient-ils aussi de mauvaise foi, se mentaient-ils à eux-mêmes?

 Les théoriciens orthodoxes de la décision répondent positivement. On peut schématiser leur argument ainsi. Les propositions (1) et (2), appliquées à la situation étudiée, sont l' une et l' autre vraies:

   (1) Les Calvinistes croient qu'ils ont procédé eux-mêmes à leur élection en choisissant d'acquérir les signes de la grâce;

   (2) Les Calvinistes croient qu'ils n'ont pas procédé eux-mêmes à leur élection.

 (1) et (2) expriment des croyances contradictoires. On peut de plus supposer que:

   *  Les Calvinistes s' arrangent pour se cacher (1)

   *  parce qu' ils veulent croire qu' ils ont été élus par Dieu.

 Si l' on postule de plus  que la première croyance est la cause de la seconde, sans évidemment pouvoir constituer une raison pour elle, on obtient un cas pur de self-deception,  dans la caractérisation qu' en donne Donald Davidson.

 Il n' est pas question de nier que c'est là une interprétation acceptable du choix calviniste. Le psychologue cognitif Amos Tversky a réalisé à Stanford une série impressionnante d'expériences dans lesquelles il place ses sujets dans des situations qui ont la structure du paradoxe de Max Weber. Le résultat remarquable est non seulement que la grande majorité des sujets font le choix calviniste, mais encore qu' ils nient (vis-à-vis de l'expérimentateur mais aussi vraisemblablement d'eux-mêmes ) avoir intentionnellement fait ce choix afin de pouvoir porter sur eux-mêmes un diagnostic favorable. Je veux simplement proposer une autre interprétation qui a pour effet de faire apparaître la rationalité du choix calviniste. Je suis en effet entré dans ce débat, en m'inspirant dans ma démarche des travaux du théologien analytique Alvin Plantinga .

 Cette autre interprétation attribue aux Calvinistes les deux croyances suivantes, croyances qui ne sont pas (nécessairement) incompatibles:

   (3) Les Calvinistes croient qu'ils n'ont pas procédé eux-mêmes à leur élection, parce qu'ils croient que c'est Dieu qui les a élus;

   (4) Les Calvinistes croient qu'ils étaient libres de faire le choix contraire lorsqu'ils ont choisi.

 Dans l'interprétation orthodoxe, c'est la proposition (2) qui est le lieu de l'irrationalité: les Calvinistes se fixent sur la croyance qu' ils n' ont pas procédé eux-mêmes à leur élection parce qu'"au fond d' eux-mêmes" ils savent bien qu' ils ont agi pour se donner les signes qu' ils étaient élus et qu' ils veulent se cacher cette vérité. Selon l'interprétation hétérodoxe, si les Calvinistes croient qu'ils ne se sont pas eux-mêmes proclamés saints, c'est tout simplement qu'ils prennent au sérieux les données du problème telles qu'elles leur ont été soumises ou telles qu' ils les ont intériorisées: c'est Dieu qui les a proclamés tels. Ils doivent alors néanmoins affronter un redoutable problème: il leur faut juger non incohérent de croire à la fois que Dieu a choisi pour eux (proposition (3)) et qu'ils sont libres de choisir (proposition (4)). En d'autres termes, pour qu'ils et nous puissions prendre le problème de Max Weber au sérieux, il faut d'abord que nous nous convainquions qu'il est raisonnable d'être "compatibiliste"; c'est-à-dire de croire à la compatibilité du déterminisme (ici causal) et du libre-arbitre.

 Je suis obligé ici d'aller directement à la conclusion d'une analyse complexe. Etre compatibiliste implique de raisonner ainsi. De même que "lorsqu'Adam prend la pomme, il eût été possible qu'il ne la prît pas" (E et N, p. 523), de même, lorsque le Calviniste fait le choix calviniste, il eût été possible qu'il fît le choix contraire. De même que c'eût alors été un autre Adam, c'eût été un autre Calviniste: de fait, au lieu d'avoir été élu, il eût été damné. L'exemple d'Adam et de la pomme est, on s'en souvient, celui que prend Sartre pour se distinguer de Leibniz. Chez celui-ci, l'essence d'Adam n'est pas choisie par Adam, mais par Dieu: sa liberté n'est donc qu'illusoire. Chez Sartre, au contraire, l'existence d'Adam précède son essence. L'Adam libre se choisit lui-même, son existence détermine son essence: "dès lors ce qui lui annonce sa personne est futur et non passé: il choisit de se faire apprendre ce qu'il est par les fins vers lesquelles il se projette" (E et N, p. 524). Le Calviniste libre, dans l'interprétation hétérodoxe, est tout à la fois leibnizien et sartrien. Son essence détermine son existence, mais, puisqu'il a la liberté de choisir celle-ci, il a la liberté de choisir celle-là. Il a, littéralement, le pouvoir de choisir sa prédestination. Mais, comme Plantinga y insiste, ce pouvoir n'est pas causal - ce qui le rendrait inconcevable, puisque la causalité irait alors à rebours de la flèche du temps. Il s'agit d'un "pouvoir contrefactuel sur le passé". La nature de ce pouvoir apparaît dans l'enchaînement des raisons qui conduit au choix rationnel.

 Le sujet, se sachant libre, raisonne ainsi. Si je faisais ce choix, plutôt que le choix contraire, cet acte serait le signe que je suis dans un certain monde, avec son passé, son déterminisme, l'essence quece monde me réserve. Si j'agissais autrement, c'est que je serais dans un autre monde et que mon essence serait autre. Ce n'est pas que mon action détermine causalement le monde qui est le mien: elle le révèle. Cependant, puisque je suis libre et rationnel, mon choix doit satisfaire un principe d'extrêmum: il maximise mon utilité, mon plaisir, mon bonheur - peu importe ici, car on admettra sans peine que le Calviniste préfère le salut éternel à la damnation, ce salut fût-il acquis au prix d'une vie de labeur. Je choisis donc d'acquérir les signes de mon salut - sans pour autant considérer que je cause ainsi mon salut en l'achetant.

 Sartre prend bien soin de se distinguer encore de Leibniz sur le point suivant. Chez l'auteur de la Théodicée , les possibles préexistent de toute éternité au choix qui actualisera l'un d'entre eux. Chez Sartre, au contraire, "le possible n'apparaît qu'en se possibilisant, c'est-à-dire en venant annoncer à Adam ce qu'il est" (E et N, p. 525). Cela fait dire à Bernard Sève que "Sartre, dans sa pensée du possible, veut exprimer une idée d'inspiration bergsonienne dans un vocabulaire de type leibnizien". Sartre se situerait donc "entre Bergson et Leibniz". Le Calviniste libre, dans l'interprétation hétérodoxe, se situe quant à lui quelque part entre Sartre et Leibniz. Il n'y a pour lui en définitive qu'un possible: le réel. La considération du possible contraire - celui que Sartre appelle l'"antipossible" - intervient moins comme contrefactuel relatif à un autre monde possible, que comme hypothèse dont on va démontrer l'inconsistance par un raisonnement par l'absurde - raisonnement que l'on trouve dans le calcul des variations en mathématiques ou dans le théorème des travaux virtuels en mécanique rationnelle.

 J'ai montré que le choix calviniste, interprété comme libre et rationnel, définissait une temporalité, pour ne pas dire une historicité, dans laquelle le passé s'interprète à partir du choix présent. Nous ne sommes pas très loin de Sartre, et pourtant nous en sommes aux antipodes, puisque ce qui permet ce retournement par rapport au flux des phénomènes physiques - le domaine de l'"en-soi" -, c'est un déterminisme - Sartre dirait: "un enchaînement purement logique (raison) ou logico-chronologique (cause, déterminisme)" (E et N, p. 525) -, allié au libre-arbitre. Pour reprendre la métaphore classique, tout est déjà "écrit". Le sujet agit selon un scénario déjà prêt, mais parce qu' il est libre, il peut se hisser au niveau où ce scénario se trouve écrit et exercer sur lui une forme de pouvoir - ce pouvoir que Plantinga nomme contrefactuel.

 J'ai appelé cette temporalité "temps du projet", parce que c'est celle d'un sujet qui exécute un plan qu' il s' est donné à lui-même, tout à la fois auteur et acteur. Le dédoublement ou bootstrapping  qui la caractérise fait aussi d'elle le temps de l'éthique, c'est-à-dire du mouvement qui porte le sujet à sortir de son individualité propre pour se projeter sur un universel.

 La mauvaise foi et la rationalité calvinistes ont même structure, et cette structure a bien des points communs avec la structure que Sartre voit commune à la conscience et à la mauvaise foi. La figure phénoménologique de l'intentionalité comme transcendance dans l'immanence, dépassement de soi à l'intérieur de soi, se nomme de l'autre côté de l'Atlantique auto-transcendance ou bootstrapping . La tension dans laquelle se situe la conception sartrienne de la liberté, selon Renaut, entre un modèle spinoziste d'acquiescement à une nécessité préétablie et un modèle kantien d'autonomie absolue, est en quelque sorte mise en scène par le choix calviniste: simultanéité d'un acqiescement au destin et d'une auto-production de ce destin. La foi calviniste ressemble étrangement à ce que Sartre appelle la "foi de la mauvaise foi" (E et N, p. 104 sq). Le fait que la mauvaise foi est foi, c'est-à-dire croyance, affirme-t-il, est précisément ce qui la distingue du mensonge. "Comment peut-on croire de mauvaise foi aux concepts qu'on forge tout exprès pour se persuader?", demande-t-il (ibid., p. 104) - et cette interrogation rhétorique semble aller comme un gant au choix calviniste -, pour conclure: "le projet de mauvaise foi doit être lui-même de mauvaise foi". Vis-à-vis des "dispositions" que je prends pour me persuader - et l'on pense évidemment au geste calviniste, accompli pour croire -, il précise: "me les représenter comme de mauvaise foi, c'eût été du cynisme; les croire sincèrement innocentes, c'eût été de la bonne foi" (ibid.). Sartre est, ici encore, à la recherche d'un lieu intermédiaire improbable, mais dont le choix du Calviniste, qui ne se croit ni totalement étranger à son élection, ni totalement responsable d'elle, illustre parfaitement la cohérence.

 "La foi est décision (...) Il faut décider et vouloir ce qui est" (E et N, p. 105). Et encore, à propos de ces affinités entre deux êtres que l'on dit électives: "Je crois que mon ami Pierre a de l'amitié pour moi (...) Je le crois, c'est-à-dire que (...)je décide d'y croire et de me tenir à cette décision, que je me conduis, enfin, comme si j'en étais certain ..." (ibid.). On ne saurait vraiment mieux définir la foi calviniste. Il n'est jusqu'à l'usage du mot "évidence", que Sartre prend presque dans son sens anglais de "manifestation", "signe", "symptôme", qui ne rapproche étrangement les deux analyses. Le type d'"évidence" que saisit la mauvaise foi, écrit Sartre en recourant à un oxymore, est l'"évidence non persuasive" (ibid.). Dans le schisme qui affecte la théorie de la décision, la position hétérodoxe - celle qui défend la rationalité du choix calviniste - est nommée "evidentialist " - et ce, parce que ce choix consiste à acquérir les signes de l'élection.

 Ce rapprochement, je le répète, ne saurait être poussé trop loin. Car la position "évidentialiste" dans la théorie du choix rationnel n'aboutit à ces configurations singulières que grâce aux bons offices d'un déterminisme. Le Calviniste fait certes sien le déterminisme, mais celui-ci n'en reste pas moins le radicalement autre en lui. Or Sartre entend s'en tenir à ce qu'il a postulé dès le départ de son analyse: "la mauvaise foi ne vient pas du dehors à la réalité humaine" (E et N, p. 84). Ne serait-ce pas ce postulat qui le condamne à l'impuissance? Car enfin, lorsqu'il conclut son propos par un: "La décision d'être de mauvaise foi n'ose pas dire son nom, elle se croit et ne se croit pas de mauvaise foi" (E et N, p. 104), il ne fait que revenir à son point de départ, le paradoxe de la présence simultanée à la conscience de la croyance et de la non-croyance, paradoxe dont son projet est pourtant de nous permettre de sortir.

 2.2. Nous ne pouvons cependant en rester là. La théorie "évidentialiste" du choix rationnel reste grevée de métaphysique et de théologie. L'analyse de la mauvaise foi de l'Étranger  va nous rapprocher de l'anthropologie, tout en nous fournissant la transition vers ce que j'appelle l' interprétation girardienne.

 On sait importance qu'a eue le roman d'Albert Camus pour plusieurs générations. Son influence semble toujours aussi vive aux États-Unis. Tout lecteur de bonne foi de l'Étranger  doit cependant reconnaître qu'il a ressenti un sentiment d'étrangeté confinant au malaise en lisant ce livre pour la première fois. Dans une très brillante recension, Sartre a tenté d'analyser le procédé littéraire et philosophique qui permet à l'auteur de produire ce sentiment chez ses lecteurs. La conscience du personnage central nous est rendue transparente, mais cette transparence est partielle: les choses passent, mais pas le sens. Rien ne nous est caché, mais nous ne comprenons rien. De Camus, Sartre écrit ceci: "Il ment - comme tout artiste - parce qu'il prétend restituer l'expérience nue et qu'il filtre sournoisement toutes les liaisons signifiantes, qui appartiennent aussi à l'expérience". Il est à noter que Sartre en profite pour décocher une flèche qu'il voudrait mortelle en direction de l'empirisme anglo-américain et de la philosophie analytique, chez qui le même procédé est élevé au rang de philosophie: "l'univers de l'homme absurde est le monde analytique des néo-réalistes".

 Nul, à ma connaissance, n'a eu la lucidité ni le courage de dire, en termes purement humains, en quoi consiste le mensonge de Meursault l'"étranger", ni celui de son auteur. Nul, à l'exception de René Girard, dans un texte qui a beaucoup fait pour établir sa réputation de critique littéraire .

 Rappelons-nous. Meursault est un personnage falot, en rien remarquable. Ses seuls plaisirs, le café au lait du matin, les longues après-midi des dimanches passées à regarder le spectacle de la rue derrière les persiennes, une liaison médiocre qui, semble-t-il, l'indiffère. Inexplicablement, au milieu du roman, Meursault tue un Arabe. Il finit sur l'échafaud. Camus aussi bien que les critiques l'ont dit et répété: ce n'est pas pour ce meurtre que les juges envoient notre antihéros à l'échafaud; c'est pour son étrangeté, sa distance, sa marginalité, le fait qu'il ne pleure pas à l'enterrement de sa mère. Mais que vient alors faire le crime dans le roman? Les critiques répondent: le hasard, le destin, un accident, une erreur. Mais alors, objecte Girard avec une ironie dévastatrice, le roman "ne prouve pas que tout homme qui ne pleure pas à l'enterrement de sa mère risque d'être condamné à mort. Tout ce que le roman prouve, c'est que cet homme sera condamné à mort s'il lui arrive aussi de commettre un homicide involontaire: on conviendra que c'est là une restriction importante". Le meurtre de Meursault a toutes les propriétés du "supplément" au sens de Derrida: il est tout à la fois inutile - il n'ajoute rien à la plénitude du destin qui accable Meursault - et indispensable - car sans lui, ce destin ne s'aurait s'accomplir.

 Pour déconstruire cette logique paradoxale - donc pour déconstruire la Déconstruction, puisque la "logique du supplément" est l' arme principale de cette dernière -, il suffit de comprendre que le roman de Camus souffre d'un défaut de construction qui, lui, n'est pas l'effet du hasard ni d'une erreur. Ce défaut a une logique et cette logique est celle d'un mensonge - mensonge à soi-même, faut-il préciser aussitôt. Camus se fait le complice de la stratégie mensongère du boudeur.

 Le boudeur souffre de l'indifférence de la société, sa solitude au milieu de l'anonymat général lui est insupportable. Or il se fait croire à lui-même qu'il désire être seul et que c'est la société, jalouse de sa "différence", qui vient le persécuter jusque dans son retranchement. Pour que cette représentation inversée de la réalité ait quelque chance de stabilité, encore faut-il que la société la partage. Le boudeur veut bien être seul et marginal, mais à condition que les autres le sachent. Il lui faut donc communiquer sa rupture de communication. Paradoxe étrange qui ne peut se résoudre que dans un acte incompréhensible. Meursault tire sur l'Arabe avec un détachement extrême, c'est négligemment et comme per inadvertance que l'enfant met le feu aux rideaux. Ce geste ne devrait en principe avoir aucune importance, car il n'ajoute rien à sa situation dans le monde. C'est sa marginalisation et sa différence qui valent en vérité au sujet le châtiment qui fond sur lui, et non le geste en question. C'est pourquoi il le commet comme s'il ne le commettait pas. Il ne s'en sent pas plus responsable que d'un hasard ou d'une manifestation du destin. Sans ce non-acte, cependant, jamais la représentation ne se serait faite réalité. Par ce geste, le sujet se fait pur en-soi, chose parmi les choses. Le doigt de Meursault appuyant sur la gâchette, c'est la même chose que la main que la jeune femme en proie aux avances de son compagnon abandonne, dans la description suggestive qu'en donne Sartre, aux mains chaudes et vivantes de son compagnon: "la jeune femme abandonne sa main, mais ne s'aperçoit pas  qu'elle l'abandonne" (E et N, p. 91).

 Je viens de résumer la lecture de René Girard. De la considérer juste après l'analyse du choix calviniste invite à un rapprochement qui apparaît lumineux. Meursault, comme le Calviniste, auto-produit son destin. Il y a deux différences essentielles, toutefois. 

 Premièrement, il ne s'agit plus d'une auto-élection, mais d'une auto-exclusion. Le choix de Meursault, tuer l'Arabe et finir sur l'échafaud, est le symétrique inverse du choix du Calviniste qui décide d'acquérir le signe de son élection. Dans les deux cas, il y a auto-sacralisation. Mais le sacré a deux faces, une face lumineuse et une face obscure: c'est le lot de Meursault de représenter la seconde. Sartre l'a parfaitement senti, lui qui écrit, au sujet du personnage de Camus: "Toujours est-il que son absurdité ne nous paraît pas conquise mais donnée: il est comme ça, voilà tout. Il aura son illumination à la dernière page, mais il vivait depuis toujours selon les normes de M. Camus. S'il y avait une grâce de l'absurde, il faudrait dire qu'il a la grâce" .

 Cependant, Sartre ne va pas assez loin. On pourrait interpréter ce qu'il nous dit ici comme signifiant que Camus est à Meursault ce que Dieu est aux Calvinistes. Quand Sartre évoque cette "illumination" que connaîtra Meursault à la dernière page, il est beaucoup plus proche de la vérité. On sait qu'à l'ultime phrase du roman, l'éternel étranger manifeste pour la première fois un sentiment humain, en imaginant avec délectation la foule haineuse qui l'accueillera avec des cris de haine lorsqu'il montera sur l'échafaud. Dieu, c'est ici les Autres - et c'est là la seconde différence avec le choix calviniste. C'est des autres dont Meursault a besoin pour qu'ils sachent bien qu'il n'a pas besoin d'eux. Quoique paradoxale, cette figure est un des lieux communs de l'individualisme moderne. C'est l'écrivain qui veut être lu pour qu'on sache bien qu'il n'a rien à dire à ses semblables, l'intellectuel qui se sert des "médias" pour dire publiquement tout le mal qu'il en pense, etc. etc. Que l'on songe à tous les tristes héros de la culture moderne, les Alceste, Rousseau, Céline, Genet et autres Régis Debray - et peut-être aussi à moi qui les accuse avec ressentiment.

 Alain Renaut a défendu avec brio la thèse que "l'existentialisme est un individualisme" . Et certes, on pourrait rapprocher l'auto-exclusion de Meursault de la solitude auto-proclamée de Roquentin - "je suis tout seul" - ou de celle de l'homme du souterrain dostoïevskien - "je suis seul, et eux, ils sont tous". Mais il faut aussitôt ajouter: l'individualisme est un mensonge. Certes, pas n'importe quel mensonge: un mensonge à soi-même. Le projet individualiste est un projet de mauvaise foi, mais cette mauvaise foi n'est pas la mauvaise foi sartrienne. L'auteur de L'Etre et le néant  nous en a averti dès le départ: "le 'mit-sein' ne peut que solliciter la mauvaise foi en se présentant comme une situation que la mauvaise foi permet de dépasser" (E et N, p. 84). La mauvaise foi dont nous parlons, celle qui affecte l'individu moderne, ne peut quant à elle se concevoir et se réaliser qu'au sein même du mit-sein  - cette collaboration étrange et négative avec les autres.
 

3. L'INTERPRETATION GIRARDIENNE

 3.1. On peut conjecturer, même si c'est une reconstruction, que l'un des textes de Sartre qui ont permis à Girard de se déprendre de sa philosophie est cette réflexion de 1939 intitulée: "Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl: l'intentionnalité" . Sartre, après Husserl et Heidegger, y entend protéger la chose de son absorption par le sujet, et il s'écrie: "[Husserl] a fait la place nette pour un nouveau traité des passions qui s'inspirerait de cette vérité si simple et si profondément méconnue par nos raffinés: si nous aimons une femme, c'est parce qu'elle est aimable. Nous voilà délivrés de Proust".

 Une phrase de trop, sans aucun doute, pour Girard, lequel s'efforce lui aussi, comme tant d'autres, d'échapper à l'alternative stérile entre le réalisme et l'idéalisme, mais en pensant un troisième terme que ni la philosophie, ni les sciences humaines n'ont jamais vraiment réfléchi, alors que la grande littérature ne cesse de le mettre en scène. Ce n'est ni "j'aime une femme parce qu'elle est aimable" (réalisme), ni "j'aime une femme parce que je me la figure aimable" (idéalisme), mais: "j'aime une femme parce qu'elle est aimée par un tiers" (désir mimétique). Retour à Proust, séance tenante! Dans une perspective girardienne, Sartre d'ailleurs se trahit en ajoutant trois phrases plus loin: "Ce n'est pas dans je ne sais quelle retraite que nous nous découvrirons: c'est sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose parmi les choses, homme parmi les hommes" (je souligne).

 On peut systématiser très simplement la traduction-trahison anthropologique que Girard opère sur l'ontologie sartrienne.

 Le pour-soi, ou encore la "réalité-humaine", est déjà son propre fondement en tant que néant - d'où le "je suis responsable de tout" -, mais il lui est impossible d'être son propre fondement en tant qu'être - d'où le "je suis responsable de tout, en effet, sauf de ma responsablité même" (E et N, p. 614). C'est cette impossibilité qui constitue la "nécessité de la contingence", ou de la facticité, du pour-soi. Mais c'est cela même qui lui est inaccessible à quoi aspire la réalité-humaine, de même que le papillon est irrésistiblement attiré par la flamme qui, s'il venait à l'atteindre, le consumerait. Le pour-soi, principe de non-coïncidence, vise à être pur pour-soi, c'est-à-dire à coïncider complètement avec lui-même, en récupérant sa contingence ou sa facticité. Tâche impossible, en effet, puisque si elle aboutissait, le pour-soi, figé en en-soi, s'anéantirait. "Ainsi cet être perpétuellement absent qui hante le pour-soi, c'est lui-même figé en en-soi. C'est l'impossible synthèse du pour-soi et de l'en-soi" (p. 128). De là encore que "l'homme est fondamentalement désir d'être (...) le désir est manque et ... le pour-soi est l'être qui est à soi-même son propre manque d'être (...) Et l'être dont manque le pour-soi, c'est l'en-soi" (p.625).

 Traduction anthropologique: le pour-soi comme incomplétude radicale, inachèvement constitutif, impossibilité de la clôture sur soi, la réalité-humaine vécue comme manque et comme désir: c'est le désir mimétique qui met constamment l'être humain à l'extérieur de lui-même, écartelé qu'il est entre lui-même et l'Autre, cet Autre selon lequel il désire. L'en-soi de l'être des hommes, c'est la plénitude de l'être en coïncidence avec lui-même, l'autosuffisance radieuse, sans manque, sans désir. Dans la "réalité humaine", l'en-soi n'existe pas, ou plutôt c'est une illusion produite par le désir lui-même, et qui l'attire en son foyer. C'est toujours l'Autre qui est plein de lui-même, donc qui échappe au désir mimétique, et c'est bien pourquoi je désire selon lui. Mais c'est parce que je désire selon lui, donc que j'imite son désir, qu'imitant lui-même mon désir, il peut donner l'illusion de se désirer lui-même. La synthèse impossible du pour-soi et de l'en-soi, ou encore ce "désir d'être Dieu" dont parle Sartre, c'est la fusion impossible entre l'autosuffisance que je vise pour échapper à l'enfer du désir mimétique, et mon désir qui sait toujours comment ruser pour se perpétuer dans son être. Ou, plus simplement, c'est la fusion impossible entre l'Autre et moi.

 3.2. J'ai choisi comme étude de cas La Place Royale , comédie de Corneille. Pour qui veut illustrer la théorie mimétique par la "grande littérature", il n'y a, à vrai dire, que l'embarras du choix. Le mien se justifie par l'existence d'une lecture sartrienne de cette pièce dont la fausseté est un chef d'oeuvre de mauvaise foi.

 Alidor et Angélique s'aiment d'un amour réciproque - configuration "métastable" par excellence, comme dirait Sartre. De fait, dès le début de la pièce, Alidor nous dit qu'il ne veut plus de cet amour qui l'enchaîne. Sa liberté lui est plus chère que son amour. Il forme le projet de donner Angélique à son meilleur ami, Cléandre - lequel, comme par hasard, aime Angélique en secret. Il n'y réussit pas. Il se montre odieux envers Angélique pour qu'elle le quitte. Dès qu'Angélique lui échappe, il fait tout pour la reconquérir. Comme Corneille lui-même l'écrit dans son "Examen": "Il semble ne commencer à l'aimer que quand il lui a donné sujet de le haïr." Dès qu'il l'a reconquise, c'est pour l'abandonner de nouveau. Il y aura trois allers et retours de ce type dans la pièce. La prétendue comédie se termine en tragédie.

 Venons-en à la lecture sartrienne que nous propose Serge Doubrovsky dans son Corneille et la dialectique du héros  . Alidor a un projet de maîtrise de soi qui s'incarne dans le sacrifice de soi. Il lui faut s'arracher à la sensibilité, à la facticité et à la contingence, donc à l'aliénation de son amour. Il s'agit du projet lucide et authentique d'un amour qui se refuse à l'amour: "la liberté se trouve enfin, pleine et entière, dans le refus de soi, et l'autonomie dans le sacrifice. C'est par cet acte d'automutilation radicale et absurde (chaque fois que le mouvement héroïque s'esquisse (...), il n'y a précisément aucune raison ou cause à ce qui est affleurement soudain et total de la liberté) qu'est assurée enfin l'authenticité de l'existence noble."  

 Doubrovsky prend ici Alidor au mot. Dans des vers il est vrai admirables, celui-ci clame son projet d'autonomie:

   "Je veux la liberté dans le milieu des fers.

   Il ne faut point servir d'objet qui nous possède;

   Il ne faut point nourrir d'amour qui ne nous cède:

   Je le hais, s'il me force; et quand j'aime, je veux

   Que de ma volonté dépendent tous mes voeux,

   Que mon feu m'obéisse au lieu de me contraindre,

   Que je puisse à mon gré l'enflammer et l'éteindre,

   Et toujours en état de disposer de moi,

   Donner quand il me plaît et retirer ma foi."

 La Place  Royale , I, IV, 203-12.

 Puisqu'il est ici question de don et de sacrifice, il est approprié, je crois, de dire de Doubrovsky ce que Lévi-Strauss dit de Marcel Mauss: lui aussi se laisse "mystifier par l'indigène". L'interprétation du critique n'est d'ailleurs pas celle d'Angélique, la première concernée. Elle traite son amant d'impuissant: "Alidor (quel amant!) n'ose me posséder" (IV, VI, 1151).

 Mais continuons avec Doubrovsky. Le projet d'Alidor - hélas! - finit par s'abîmer dans la mauvaise foi. Alidor, voulant recouvrer sa liberté, devrait quitter celle qu'il aime, "s'arracher à elle, se sacrifier. Mais, en fait, ... ce n'est pas lui, c'est elle qu'il sacrifie (...) Au moment décisif, Alidor triche."  Son projet ne se réalise que par la médiation de l'autre.

 Quelle naïveté! Quelle ignorance des lois du désir amoureux! Qui ne voit que c'est dès le départ, dès la formation de son soi-disant projet de liberté, qu'Alidor est dans la mauvaise foi! Certes, ce n'est pas la mauvaise foi sartrienne, mais bien ce que Girard appelle la "méconnaissance". Ce qu'Alidor cherche, c'est de désirer un objet désirable - donc, désiré par un tiers. Dès qu'il l'a conquis, c'est-à-dire dès qu'il l'a emporté sur le tiers, l'objet perd son caractère désirable. Le renoncement à la possession, loin d'être le sacrifice du désir au projet d'autonomie, est le comble du désir de possession. Le sujet est pris dans ce double bind  infernal: 1) Je veux posséder un objet désirable; 2) Pour qu'il soit désirable, il faut que je ne le possède point.

 La solution d'Alidor n'est pas encore celle de Don Juan, c'est-à-dire la fuite en avant. Le propre du projet de Don Juan, en termes sartriens, c'est d'anéantir le pour-soi dans l'en-soi par l'épuisement arithmétique de l'infini. Comme l'écrit Alain Renaut, "si les possibles devenaient tous réels, l'en-soi résorberait entièrement le pour-soi (puisque celui-ci, loin de ne pas être ce qu'il est, serait tout ce qu'il peut être - comme c'est le cas de la chose)."  J'ai montré ailleurs que l'on pouvait mettre en rapport cette stratégie ultime - puisqu'elle mène à la mort - du désir avec l'hypocrisie feinte de Don Juan - ce chef d'oeuvre de la mauvaise foi . La solution d'Alidor est moins tragique, c'est le va-et-vient: l'alternance du don et de la reprise. Pour sortir de ce déchirement, il faudrait combler un écart impossible à combler. Il faudrait rejoindre l'en-soi de la coïncidence du sujet, de l'objet et du tiers.

 Le projet de mauvaise foi d'Alidor ne peut passer que par la médiation d'autrui, puisque seul autrui peut rendre l'objet désirable en le désirant lui-même. La structure de la mauvaise foi est bien celle du dédoublement, de l'écart à soi - mais ce n'est pas la structure d'une conscience unique, indépendante, solitaire. C'est la structure de l'être-mimétiquement-ensemble.

 J'ai conscience d'avoir ouvert beaucoup de pistes, sans avoir vraiment réussi à les faire se rejoindre: signe que ma réflexion en est encore à un stade inchoatif. Je l'avoue, je vous l'avoue ... en toute mauvaise foi .