FORUM CONFIANCE       décembre 2003

Compte rendu de la quinzième rencontre du séminaire
La Confiance et l'incertain : le rôle de l'État
12 novembre 2003, Ecole des Mines de Paris


Cette rencontre réunissait Matthieu Bergot, Eric Binet, Robert Chabbal, Jean-Pierre Dupuy, Claude Gaillard, Thierry Gaudin, François Guillon, Jacques Lévy, Claude Malhomme, Claude Maury, Gérard Piketty, Henri Prévot, Claude Riveline, Hubert Roux, Jean-Michel Yolin, plusieurs autres personnes invitées : Evelyne Bouchon, Marie-Ange Cotteret, Catherine Finat, Elie Faroult, Claude et Monique Kordon, Marie-Ange Lemonnier, Stéphane Roux, Henri Souchon, Thierry Weil et bénéficiait de la présence de Michel Rocard.
 
 

Comme cette réunion était la dernière d'un premier cycle commencé dix-huit mois plus tôt pour explorer la place de la confiance et le rôle de l'Etat dans un monde incertain, notre invité fut un homme d'Etat, Michel Rocard.

Il est frappant que, dans ses propos, notre invité ait spontanément mentionné bien des sujets que nous avions abordés antérieurement en essayant de rendre compte de la situation actuelle : l’imitation comme source de violence, l’absence de perspective historique (nous avons remarqué le rôle du temps pour ancrer la confiance), l’absence de grands projets (autre forme de « tiers extérieur » nécessaire à des relations de confiance), et aussi l’écart entre le pouvoir et les personnes, écart occupé par un tiers qui n’est certes pas toujours « de confiance ». Notre invité mentionne aussi le rôle de la force, dont il pense qu’elle dispense d’avoir « confiance ». Il a aussi mentionné la mort de Dieu, remplacé par la raison dont on a vu, an 20ème siècle,  la « déraison ».


 
 

A l'origine, l'Etat n'a pas été construit sur la base de la confiance mais sur celle de la force brute. L'Etat a deux missions en effet : détenir le monopole absolu de la violence, pour la canaliser à l'intérieur du groupe et pour protéger le groupe contre les agressions extérieures, et répartir les richesses entre les membres du groupe. Nul besoin de confiance pour cela. Puis, il se sophistique. D'autres missions apparaissent : la santé publique, la réglementation du commerce, fort utile pour servir d'assiette à l'impôt. Tout cela, non plus, ne requiert pas de confiance. Mais la société a préféré que ce fondement du pouvoir, la force physique brute, soit moins apparent. Pour faciliter les transitions de pouvoir, le détenteur ultime de la force a donc été désigné loin de la société ; c'est un dieu dont les rois ne sont que les mandataires successifs. Alors entre la source du pouvoir et son détenteur provisoire apparaît un écart où peut se loger la méfiance. Puis les sociétés ont "tué dieu" ; il a fallu le remplacer ; ce fut par la raison. Après un siècle de mûrissement, le vingtième siècle a montré les excès monstrueux de la dé-raison. Le monde cherche aujourd'hui un autre réducteur de violence et croit l'avoir trouvé dans l'anonymat du marché.

Ainsi, le paradigme de la transmission du pouvoir a-t-il évolué de la force brute à des formes qui ont besoin de quelque chose de vague, que l'on peut appeler la confiance, alternative à l'autorité - qui pourtant a besoin elle-même d'autorité.
Michel Rocard invite à s'attarder sur trois facteurs agissant sur la confiance du citoyen en l'Etat : l'efficacité de l'Etat, la pertinence du discours de l'Etat et le rôle des médias de communication.

L'efficacité de l'Etat dépend elle-même de la qualité de la Constitution et de la pratique gouvernementale, sans que l'une ni l'autre ne soit décisive puisque l'on voit fonctionner de façon très efficace des pays dont la Constitution ne paraît pas s'y prêter, et inversement.

En fait l'efficacité de l'Etat n'est vraiment pas le souci de ceux qui fournissent à notre pays ses références intellectuelles.

Par exemple, il y a trente ans, les entreprises étaient débitrices et l'Etat était maître de l'épargne ; aujourd'hui la situation est inversée de sorte que l'Etat, débiteur et sans aucune maîtrise sur la monnaie, est désormais dépendant des marchés financiers. Ce retournement n'est pas fortuit ; c'est le résultat d'une pression intellectuelle délibérée dont l'origine se trouve dans les thèses de Friedman et de l'Ecole de Chicago. Désormais l'Etat est sans cesse soupçonné de dépenser trop et sommé de dépenser moins. S'en ressentent non seulement la qualité du service public, notamment dans les domaines de la sécurité et de l'éducation, mais aussi, plus généralement, la capacité d'agir de l'Etat puisque désormais les très belles réalisations des "trente glorieuses" (le TGV, Airbus, le nucléaire etc.) lui sont inaccessibles. La situation continuera de s'aggraver, sauf un retournement, un sursaut de la pensée grâce à quoi l'on redécouvrira que l'efficacité de l'action de l'Etat ne saurait se réduire à la mesure chiffrée de résultats immédiats.

Après la crise de 1929, l'Etat a reçu pour mission de faire en sorte que le marché fonctionne bien. Trois types de régulations ont été mises en place avec succès : l'une, signée Beveridge avec l'assurance sociale, pour garantir comme un fonctionnement minimum de l'économie, évitant l'effondrement total ; une autre signée Keynes qui fait de l'émetteur de monnaie une pompe aspirante et refoulante pour corriger et atténuer les variations cycliques de l'économie ; la troisième, signée d'une chef d'entreprise, H. Ford, payant bien ses ouvrires pour qu'ils puissent lui acheter ses voitures, une politique de salaires élevés. Ces trois régulations mises en œuvre par les Etats ont engendré dans tous les pays de l'OCDE les "trente glorieuses", période où les inégalités de revenus étaient bien moindres qu'aujourd'hui. 

Dans ces pays, pour la première fois, la plus grande partie de la population a découvert qu'elle disposait de revenus supérieurs à ce qui lui était nécessaire, laissant une marge pour des dépenses choisies librement, et donnant le sentiment de s'épanouir dans plus de consommation. C'est alors que l'école de Chicago fait miroiter un plus grand bonheur encore en affirmant qu'il faut payer moins d'impôts car le fonctionnement de l'économie sera plus efficace si le rôle de l'Etat est diminué. La demande sociale enfle donc, relayée et amplifiée par la presse : moins de fonctionnaires et moins d'impôts - mais en même temps plus d'enseignants et de policiers…

Tout cela n'est guère favorable à plus de confiance.

Derrière ces contradictions, on constate que l'ultralibéralisme cache une absence totale d'anthropologie, absence destructrice des repères et propice à la montée d'une violence sociale très inquiétante qui peu à peu prend les formes de la violence guerrière de sorte que l'on ne saura bientôt plus les distinguer, à la fois extérieure et intérieure :  le cartel de Medellin, financé par les trafics de drogues, chez nous, eux-mêmes générateurs de violence, s'équipe en sous-marins et en blindés.

Or l'Etat n'a pas de discours sur ces dérives, pas d'explication et pas de projet : voilà qui n'est guère favorable à la confiance. Une explication de la violence sociale ne serait-elle pas à chercher dans cette uniformisation des comportements, des buts de consommation, cette imitation réciproque ?

Entre les personnes et le pouvoir s'est imposée une force extrêmement puissante, celle des médias d'information. Depuis Pharaon et ses scribes, le pouvoir a veillé à garder le contrôle du discours tenu sur lui. Ainsi, en France, l'Etat a tout fait pour empêcher l'indépendance de ces moyens de communication chaque fois qu'il en paraissait un nouveau mais aujourd'hui, comme tétanisé par les défaites successives qu'il a subies depuis deux cents ans, il accepte qu'au nom de la liberté de la presse d'autres valeurs morales, que l'on pourrait croire plus précieuses, soient bafouées.

Car la presse est guidée par des ressorts commerciaux.

Elle doit réagir vite et trouver les vibrations qui entreront en résonance avec le public. La première station émettrice qui y parvient donne le ton, les autres l'imiteront, renforçant ainsi la "vérité" du message, gagnant elles aussi, avec la faveur du public, des recettes publicitaires plus abondantes. L'homme politique doit donc apprendre à réagir très vite, à empêcher le premier message, moins de vingt minutes après les faits. Les mémoires de Saint Simon signalaient déjà ces deux maux : "l'urgence et la rumeur".
Pour rapprocher l'information de la réalité des faits, il faut se donner le temps, il faut mesurer, il faut débattre, toutes choses dont la télévision est incapable, sauf l'exception remarquable de Arte et de quelques émissions ailleurs. La radio, la presse ont plus de temps mais ne se montrent pas vraiment capables de choisir leurs sujets et sont également sous la pression commerciale.

Ce phénomène d'imitation mutuelle a comme effet que le système apparaît totalitaire ; si les interventions sont diversifiées, les commentaires sont univoques.

Un Etat à qui l'on continue de demander beaucoup après l'avoir privé des moyens d'agir, une défaillance du discours public aggravée par la puissance de moyens de communications que leur logique commerciale poussent à rechercher la faveur du public plus que la fidélité aux faits - le fonctionnement de la démocratie du moins sera-t-il générateur de confiance entre le peuple et l'Etat ?

Force est de constater que les peuples, s'ils se battent et sont prêts à mourir pour la démocratie, s'en détournent dès qu'ils l'ont acquise. A côté d'une démocratie représentative faible, les tentatives menées en France de susciter une démocratie participative ont échoué. Aux Etats-Unis la démocratie tourne, pour certains observateurs, à la lobbycratie ou démocratie maffieuse. Existe-t-il donc un modèle universel de démocratie ? Ne peut-on craindre au contraire que le modèle démocratique ne soit en crise, comme le pense Benjamin Barber dans "démocratie forte" ?

Il fait remarquer que la démocratie est née non seulement avec la liberté de la presse - condition qui lui est nécessaire - mais aussi avec les premières théories d'économie politique pour qui, l'administration des choses pouvant épargner aux sociétés le gouvernement des hommes, la politique doit se limiter au bon fonctionnement du marché.

Cette vision réductrice du politique est à l'ordre du jour de l'Union européenne. Elle met ainsi hors du champ politique, parce que non quantifiable, tout ce qui contribue à renforcer le sentiment de "faire société", la culture, les services publics, l'aventure industrielle de très long terme, la sécurité sociale.

Il faut aujourd'hui une invention théorique et un discours nouveau pour redonner droit de cité à ce qui n'est pas marchand. Ce n'est qu'ensuite que des procédures pourront être inventées pour gérer ces domaines non marchands.

Or même les meilleurs esprits placés aux postes stratégiques (M. Camdessus à la Banque mondiale par exemple) n'ont pas été en mesure de contrer le discours dominant : c'est dire comme la tâche est difficile.