FORUM CONFIANCE      

Compte rendu de la réunion du 14 octobre 2003
La Confiance et l'incertain : le rôle de l'État
 

Echange et confiance,
de l'esprit du don à la monnaie moderne


Participaient à la réunion Matthieu Bergot, Robert Chabbal, Jean-Pierre Dupuy, Thierry Gaudin, Jacques Lévy, Claude Malhomme, Claude Maury, Jean Muguet, Gérard Piketty, Henri Prévot, Claude Riveline, Hubert Roux.

Cette séance bénéficiait de la présence de Mark Anspach, PhD en anthropologie, membre du CREA de l'Ecole Polytechnique, et auteur de A charge de revanche. Figures de la réciprocité, Seuil, 2002.
 

L'avancée des échanges marchands fondés uniquement sur l'intérêt individuel s'accompagne d'un effritement progressif de cette confiance mutuelle que présuppose en dernière instance tout échange. Que pouvons-nous apprendre des sociétés où les échanges se fondaient plutôt sur l'esprit du don ?

Dans son Essai sur le don, Marcel Mauss constate que les membres de ces sociétés étaient, « extérieurement » au moins, « plus généreux, plus donnants que nous. » Mais Mauss n'oublie pas l'envers du décor : la plus grande générosité réciproque dont ces hommes faisaient preuve allait de pair avec une plus grande peur réciproque. En fait, ils « se sont abordés dans un curieux état d'esprit, de crainte et d'hostilité exagérées et de générosité également exagérée ». Entre « se confier entièrement ou se défier entièrement », il n'y avait « pas de milieu ».

Si un échange tournait mal, la réciprocité positive du don pouvait basculer sans transition dans la réciprocité négative de la vengeance. Dans un monde sans Etat où la violence guette, les échanges paisibles exigent de se confier aux autres sans pour autant être sûr que la confiance soit justifiée, car « jusqu'à des économies pas très éloignées de la nôtre, ce sont toujours des étrangers avec lesquels on 'traite' ». Il n'y a pas d'autre choix que de se confier à l'étranger.

Voilà le dilemme que met en scène l'épisode du Festin de Bricriu où un géant inconnu se présente à l'improviste devant les héros irlandais rassemblés, un géant dont le nom signifie justement « l'Etranger ». « Voici une hache, dit le géant. Qui d'entre vous acceptera de me trancher la tête aujourd'hui, et demain je trancherai la sienne ? » Or, il n'est pas difficile de trouver des guerriers prêts à relever la première partie du défi, mais, après l'avoir vu survivre par magie à sa décapitation, chacun s'éclipse avant que le géant ne retourne réclamer son dû. Seul Cuchulain démontre qu'il a mérité la confiance de l'Etranger en lui offrant sa propre tête le moment venu. Quant au géant, il fait tomber sa hache à côté du cou de l'autre, démontrant à son tour qu'il a mérité la confiance de Cuchulain.

Le défi paradoxal lancé par le géant révèle l'inversion de l'orientation temporelle qui caractérise le passage de la réciprocité négative de la violence à la réciprocité positive du don. Dans la réciprocité négative, on donne un coup à celui dont on a déjà reçu un coup préalablement. On le frappe pour rendre la réciproque—et non pour recevoir la réciproque, même si l'autre souhaitera vous donner un coup en retour. Mais dans la réciprocité positive, on prévoit le souhait de l'autre et on prend les devants en lui offrant en quelque sorte sa revanche à l'avance. Et si l'autre donne à son tour, c'est qu'il a déjà été payé au départ.

Mais comment savoir si l'autre donnera à son tour ? En le payant d'avance, on prend le risque que l'autre profite de sa position avantageuse pour ne rien donner. C'est le risque que prend l'Etranger dans la légende irlandaise. C'est aussi le risque qu'illustre le « jeu de la confiance » de la philosophie politique et de l'économie en mettant précisément en scène le cas d'un échange séquentiel de deux biens. Le joueur A pourrait avoir intérêt à entrer dans une relation d'échange avec le joueur B, mais s'il donne le premier, il risque de voir l'autre garder tout pour lui. Conclusion : il n'est pas rationnel pour A de se lancer dans une relation d'échange.

Le marché moderne fait naître l'idée que deux individus isolés puissent échanger entre eux tout en restant étrangers l'un à l'autre. Cet exemple suggère que l'absence totale de relation rendrait tout échange impossible sans un contexte social propre à favoriser la confiance. Si David Kreps propose plusieurs moyens par lesquels les joueurs pourraient sortir de leur impasse, André Orléan montre que ces solutions impliquent toujours l'introduction d'un tiers extérieur. Ainsi, A et B pourraient passer un contrat entre eux, mais cela supposerait l'existence d'un appareil judiciaire pour le faire appliquer—ce qui manque dans cette expérience de pensée comme dans les sociétés sans Etat réelles étudiées par Mauss.

Rappelons que Mauss situe son Essai dans le prolongement du travail d'un de ses collègues, intitulé La foi jurée.  Mauss veut justement comprendre comment des échanges peuvent avoir lieu en dehors du cadre juridique moderne. Il demande : « Quelle force y a-t-il dans la chose qu'on donne qui fait que le donataire la rend ? » Cette force, il la trouve dans le hau, l'esprit du don chez les Maori de la Nouvelle-Zélande : celui à qui j'offre un objet m'en rendra un autre à son tour, puisqu'il est « poussé par le hau de mon cadeau... » Défier le hau, c'est risquer la maladie ou la mort. Et peu importe si cet esprit magique est dépourvu d'existence objective. Ce qui compte, c'est qu'il existe aux yeux des Maori. Tant que les Maori croient tous que la puissance du hau assure le bon déroulement des échanges, le bon déroulement des échanges confirmera la puissance du hau. 

Or, n'y aurait-il pas ici une analogie avec la monnaie moderne ? La monnaie est dépourvue de valeur objective, mais tant que tous les agents croient à sa valeur, celle-ci sera confirmée dans les faits. La fragilité de ce cercle apparaît clairement chaque fois que la monnaie entre en crise. Le cercle positif se transmue alors en cercle négatif : chacun refuse d'accepter l'argent de peur que les autres ne fassent la même chose. La crainte de voir la valeur de l'argent s'évaporer est autoréalisatrice, de la même façon d'ailleurs que la crainte de voir la croissance s'essouffler. En ce sens, comme le disait Franklin D. Roosevelt en 1933: « La seule chose que nous ayons à craindre est la crainte elle-même. »

A première vue, l'économie monétaire semble évacuer le problème de la confiance tel qu'il se pose dans le cas de l'échange de dons. Dans une transaction monétaire, on n'a pas besoin d'avoir confiance dans celui à qui l'on donne. On n'attend pas qu'il donne à son tour, on se contente de prendre son argent. Mais le besoin de confiance n'est pas éliminé, il est seulement déplacé : il concerne désormais la monnaie elle-même. Et la confiance dans la monnaie implique à son tour la confiance dans le tiers extérieur qui la garantit : l'Etat. Mais l'Etat ne saurait inspirer la confiance par de simples exhortations. Quand les acteurs isolés du marché ont peur de se faire confiance les uns aux autres, l'Etat doit s'exposer lui-même en intervenant directement dans les échanges pour relancer un cercle de réciprocité positive.

Avec l'économie moderne s'introduit un moyen terme entre le don et la violence, entre la réciprocité positive et la réciprocité négative: l'indifférence. L'Etat devient le gardien de l'indifférence, de la neutralité. Cela ne montre-t-il pas que le besoin d'une transcendance ou d'une dimension verticale n'est ni absolu ni universel? Certes, mais le rituel, lui, doit toujours être présent. Et le rituel, fût-il républicain, ne renvoie-t-il pas à la dimension du religieux?
 
 

Lectures

Outre l'ouvrage cité de Mark Anspach (qui fera l'objet d'un compte rendu sur le site), on peut consulter, du même auteur:

« Les fondements rituels de la transaction monétaire, ou comment remercier un bourreau », in La monnaie souveraine, sous la direction de M. Aglietta et A. Orléan (Odile Jacob, 1998).

« Violence Deceived : Changing Reciprocities from Vengeance to Gift Exchange », in Expanding the Economic Concept of Exchange, sous la direction de C. Gerschlager (Kluwer, 2001).